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Billet de blog 5 juillet 2023

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Haine de l'enfance / Résistance de l'infantile (1) : Aversion

Dans cette première partie, il s'agira de mettre en évidence certaines tendances qui témoignent d'une forme de "pédophobie", voire d'une authentique haine de l'enfance. Car, l'enfant doit prioritairement se conformer aux normes de la performance et de la consommation, quitte à être désavoué

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les 9 et 10 juin derniers se sont tenues à Reims les XVIIIèmes Rencontres de la CRIEE, intitulées « Résister à la destruction - Transmettre l’inestimable des soins psychiques ». A travers les différentes présentations et ateliers, il s’agissait à la fois de souligner, à nouveau, «la mise à l’écart des patients les plus souffrants, par l’accélération de « prises en charge » se résumant souvent à des prescriptions médicamenteuses, d’où une perte de sens généralisée » ; mais aussi de s’inscrire dans des pratiques de « transmission permettant réappropriation et réinvention permanentes », de revendiquer des possibilités de « faire autrement et, dans les Collectifs qui résistent à l’air du temps, de construire des moments d’accueil et d’hospitalité ». Ainsi, « contre tous les empêchements à désirer que nous offrent généreusement les protocoles et les « prêt-à-penser » opposables et traçables, nous voulons continuer à soutenir un double mouvement de résistance et de création de formes nouvelles, nécessaires à l’accueil du tout autre, de l’étranger, de l’inquiétante étrangeté de la Folie ».

Illustration 1

A cette occasion, j’avais initialement proposé de présenter un texte concernant la haine de l’enfance, sans trop savoir exactement ce que j’allais pouvoir développer. Cependant, la rédaction de cette présentation m’a conduit à suivre des méandres inattendus et trop prolifiques, me contraignant à condenser pour tenir des proportions raisonnables. Voici donc la version « intégrale » de ce développement, agrémentée de nombreuses citations, en plusieurs épisodes.

Dans cette présentation, il s’agira de déployer une hypothèse assez déterminante concernant nos pratiques du soin : la possibilité même de la clinique intersubjective serait dépendante de la représentation de l’enfance et du lien vivant avec l’infantile portés par le clinicien. En l’occurrence, je soutiendrai finalement l’idée suivant : une certaine forme de haine de l’enfance sous-tendrait l’impossibilité de pouvoir assumer véritablement les enjeux de la rencontre clinique.

En préambule, il peut paraître malvenu voire indécent d’évoquer une quelconque forme de haine de l’enfance. De fait, spontanément, l’évocation de l’enfant mobilise plutôt des représentations et des affects du côté de la tendresse, de la protection, ou de la sollicitude.

Or, d’emblée, nous touchons du doigt un paradoxe : d’un côté, force est de constater l’omniprésence de la figure de l’enfant dans les discours médiatiques ou publicitaires, traduisant une forme de passion pour l’enfant-Roi, voire de soumission idolâtre envers l’enfant-tyran. Et cette figure suscite indéniablement une identification envieuse, non sans rapport avec l’infantilisation généralisée de la société ou encore le triomphe de l’hédonisme et du festivisme puérils. Car l’enfance glorifiée peut manifestement devenir une norme comportementale complice de l’avidité consumériste, « l’emblème idéal d’une société invitée à s’amuser et à jouir, à affirmer la légitimité de pulsions que des millions d’objets consommables doivent satisfaire » (Pierre Péju, « Enfance obscure »). Il existe ainsi un « infantilisme catastrophique » qui consiste à se fondre dans le conformisme, à répondre le plus docilement possible à l’autorité…Là, l’enfance n’est plus appréhendée qu’à travers sa propension à la crédulité, à la captation, à travers son attirance pour l’imitation, la fabulation et les simulacres, en négligeant ses élans de refus et de déconstruction …

Illustration 2
Cache-cache bâton © Emmanuel Lepage

Car, de l’autre côté, l’enfant, dans sa réalité spécifique, est de plus en plus invisibilisé et désavoué - et nous en développerons les causes et les enjeux. Après avoir décrit l’émergence moderne du sentiment de l’enfance, l’historien Philippe Ariès pouvait ainsi faire ce constat il y a déjà plusieurs décennies : « l’enfant est en train de perdre un monopole tardif, peut-être exorbitant, et il revient à une place moins privilégiée pour le meilleur et pour le pire ». La préoccupation sociale pour les enfants serait-elle en voie de rétrécissement, avec un désaveu des promesses charriées par la « découverte de l’enfance », dans un monde d’immédiateté où la virtualité et la marchandise envahissent et contaminent tous les aspects de l’existence ? 

De fait, il y a sans doute confusion entre une forme de puérilité, teintée d’irresponsabilité ou d’adhésion conformiste, très en phase avec l’anthropologie néolibérale, et la puissance créatrice et subversive de l’infantile.

Ainsi, l’enfance est désormais une représentation affadie, lénifiante, pour ne pas dire bêtifiante et marchandisable, qui parait en contradiction complète avec la réalité de l’être-enfant, tissée par la gravité de son imaginaire, l’intensité terrifiante de sa vie fantasmatique, la déflagration de ses rires et émerveillements, sa béance obscure ou les gouffres énigmatiques de sa déréliction.

D’une part, ces images d’Épinal, clichés et poncifs associés à l’enfance, tendent à évacuer toute la charge d’ambivalence, de négatif, voire de violence que peut attiser le lien à l’infantile. D’autre part, il suffit de se pencher un peu sur des faits concrets pour mesurer l’étendue de la négligence, du mépris, pour ne pas dire du sacrifice, qui se déploie à l’égard des enfants à une époque se gargarisant de bienveillance inclusive, d’éducation positive ou de communication non-violente.

Je ne reprendrai pas ici toutes les statistiques accablantes concernant la prégnance des maltraitances infantiles. Je n’insisterai pas non plus sur le saccage délibéré des institutions en charge de l’enfance. Ces réalités sont tout à fait documentées, tragiques, mais suscitent au mieux une certaine indifférence…

« Il y a fort longtemps, face à un enfant qui, pour une raison ou une autre - laideur, handicap, froideur, comportement difficile - mortifiait ou rebutait, des parents voulurent croire que leur véritable enfant avait été volé et que les voleurs (démons ou fées, selon les différentes légendes) avaient laissé à la place un troll, un diablotin ou quelque créature inhumaine. Imaginez combien de fois le mythe de l'enfant échangé a été invoqué comme motif d'abus : châtiment corporel, négligence, abandon, infanticide même » Sigrid Nunez, Quel est donc ton tourment ?

Au moment où j’écris ces mots, un rapport de l’IGAS est d’ailleurs publié, dénonçant les négligences abjectes dans les crèches, allant de carences graves dans la sécurisation affective, de tragiques manques de soin et d’attention jusqu’à des humiliations systématiques…Ces évolutions témoignent d’une forme extensive de privatisation et de marchandisation de l’enfance, les parents étant désormais sommé de devenir des consommateurs efficients pour rentabiliser leur investissement infantile sur un marché concurrentiel avec, en arrière-plan, un désengagement des responsabilités collectives et de L’État Social.

On pourrait penser, en première instance, que ces scandales sont uniquement le fruit des régressions sociales exigées par les politiques néolibérales. Cependant, ne nous y trompons pas, cette haine de l’enfance se loge aussi au sein des discours les plus « progressistes ».

Déjà, il y a cette petite rengaine qui s’impose de plus en plus dans les esprits « éclairés » : pour préserver la planète et l’avenir, il ne faudrait plus faire d’enfants. Devenir parents serait intrinsèquement un acte égoïste, narcissique, irresponsable…D’ailleurs, il parait de plus en plus incompréhensible que ce « choix » puisse bénéficier d’aides sociales, de réductions fiscales, de services de garde et d’instruction pris en charge par la solidarité collective – ceux qui affirment cela d’un ton péremptoire et atterré vont également se mobiliser pour préserver notre système de retraites par répartition, sans bien saisir ce que cela suppose en termes de redistribution et de transmission intergénérationnelle, dans un sens comme dans l’autre…

Néanmoins, dans cette logique, l’enfant peut aussi apparaître comme un investissement à rentabiliser, un patrimoine à faire fructifier, ou un ensemble de compétences à optimiser…il faudra bien rembourser en comblant le narcissisme parental...

« Les parents qui attendent de la reconnaissance de leurs enfants sont comme ces usuriers qui risquent volontiers le capital pour toucher les intérêts » (Franz Kafka, « Journal »)

Il s’agit alors d’extraire une plus-value, de préserver une assurance vie, de garantir une continuité de soi. Dès lors, il convient en premier lieu d’étouffer toute velléité de bifurcation subjectivante, tout pas-de-côté. Le programme doit se dérouler, sous emprise et, si besoin, des méthodes correctrices y contribueront. L’enfant n’est plus une personne, mais doit devenir un bien de consommation, réifié, corvéable et utilisable – en ce qui concerne cette utilisation, tous les possibles sont imaginables, parfois pavés des meilleures intentions…On appréhende désormais l’enfant fantasmé et rêvé comme apprenant, communicant, entreprenant, devant très précocement s’inscrire dans une dynamique compétitive, à travers ses compétences néonatales, et devant être programmé pour réaliser le projet parental.

« La pédagogie actuelle oblige l’enfant à se mentir à lui-même, à nier ce qu’il sait et ce qu’il pense » (Sandor Ferenczi, « Psychanalyse et pédagogie », 1908).

‌Cet enfant n’est plus un sujet en devenir, en prise avec une histoire et un parcours identificatoire, mais « un sac de compétences » ou de « déficits », en besoin de remédiation et de perfectionnement : sommé de se transformer le plus précocement possible en auto-entrepreneur de soi, devant faire preuve d’encapacitation, d’empowerment et d’agency – quitte à utiliser pour ce faire un coaching comportemental intensif et l’usage extensif de psychostimulants ou de régulateurs de l’humeur pour booster ses performances. Comme le revendique Franck Ramus, la psychologie positive, fondée sur les preuves, doit enfin permettre la diffusion de « formes efficaces de parentalité » …

Dès lors, l’activisme pédagogique doit avant tout garantir la maîtrise des acquisitions cognitives, de façon mesurable et évaluable, ainsi que la mise en conformité vis-à-vis des normes du marché - alors même que, pour Freud, « l’éducation ne se comporte pas autrement que si l’on avisait d’équiper des gens pour une expédition polaire avec des vêtements d’été et des cartes des lacs italiens » … Visiblement, Franck Ramus, de son côté, propose un équipement pédagogique high-tech, connecté, testé en laboratoire via des essais randomisés en double aveugle, avec des kits de RITALINE lyophilisée et Claire Compagnon comme guide…Mais, mince, ça capte pas bien au Pôle Nord, malentendus, interférences magnético-inconscientes, l’expédition Ramus est complètement paumée. Et, zut, on m’annonce à l’instant qu’ils viennent de se faire déchiqueter par un ours polaire en rut…Voilà ce qui arrive lorsqu'on on néglige le retour du refoulé...

En tout cas, les conceptions neurogénétiques du développement infantile abondent également dans ce sens d’une potentialisation instrumentale, en faisant de l’enfant un produit configuré, devant suivre des étapes précâblées au niveau cérébral et optimiser des compétences ou des ressources à exploiter. Ainsi, si le logiciel neuronal déraille, il faudra prioritairement reprogrammer, corriger, remédier, traiter. C’est désormais au nom de la science qu’on bat des enfants…après les avoir bien agités, excités ou carencés…On n’arrête pas le progrès…

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Il faut dire que certaines représentations contemporaines de l’enfance supposent un désaveu pur et simple des spécificités enfantines. Comme le soulignait Sandor Ferenczi (« l’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort »), « les manifestations vitales des très jeunes enfants sont presque exclusivement libidinales, mais cet érotisme, justement à cause de son ubiquité, passe inaperçu ». Or, le déni de la sexualité infantile, induit deux représentations clivées : d’un côté, l’enfant est considéré comme asexué, sans désir ni pulsion, sans investissement libidinal du corps et des liens, sans fantasme, sans besoin d’attachement affectif…Un pur appareil cognitif à traiter de l’information. De l’autre côté, l’enfant est considéré comme déjà mature sur le plan de sa sexualité, de son identité de genre, capable de consentir d’emblée, sans après-coup, avec un véritable placage du sexuel génital et un désaveu de la différence anthropologique dans les registres de sexualité.

Pourtant, Rousseau nous avertissait déjà de cette méprise : « l’enfance a des manières de voir, de penser, de sentir qui lui sont propres ; rien n’est moins sensé que d’y vouloir substituer les nôtres » (« la Nouvelle Héloïse »).

Illustration 4
Cache-cache bâton © Emmanuel Lepage

Néanmoins, l’enfant tend tout simplement à être nié dans sa dimension enfantine, dans sa différence radicale ; il devrait déjà être un adulte en miniature, prématuré, bardé de rationalité instrumentale, de bon sens et d’évidences…Ainsi que le souligne Gaston Bachelard (« poétique de la rêverie »), « dès qu’un enfant à atteint « l’âge de raison », dès qu’il perd son droit absolu à imaginer le monde, la mère se fait un devoir, comme tous les éducateurs, de lui apprendre à être objectif – objectif à la simple manière où les adultes se croient « objectifs ». On le bourre de socialité. On le prépare à sa vie d’homme dans l’idéal des hommes stabilisés ». Il faut contraindre le caractère malléable de l’enfance, pousser cette pâte dans la filière « pour que l’enfant prenne bien la suite de la vie des autres ». L’enfance doit être refoulée par l’enfant…

De surcroit, à travers les déclinaisons d’une certaine éducation positive, l’enfant est également nié dans sa vie pulsionnelle, dans ses mouvements agressifs et ses fantasmes de toute-puissance, avec leurs corrélats d’angoisse et de culpabilité, ainsi que dans son besoin de limites et de frustrations… Au fond, l’éducation tend désormais à être appréhendée comme une ingérence intrusive et violente, témoignant d’une insoutenable verticalité et d’un adultisme archaïque. A ce titre, l’enfant devrait être considéré horizontalement, comme un consommateur à haut potentiel, une cible idéale pour le marché publicitaire, susceptible de devenir un prescripteur d’achat performant au sein de sa famille. Il ne faudrait tout de même pas frustrer son avidité, la manifestation d’une si belle vitalité prédatrice ? …

« Le père et la mère sont amenés à interférer de moins en moins dans l’éducation de leurs enfants. C’est ici qu’entre en scène la figure du spécialiste, souvent légitimé par la mère, dont le discours manifeste une véritable fascination pour la promesse d’un savoir supérieur, infaillible » Margareth Diniz, " L’Enfance médicalisée, une méprise "

Toute forme de dette symbolique est ainsi ravie, tout possibilité de rencontre avec le désir de l'Autre en tant que Polis, ce qui condamne ces enfants à errer, à rester captifs du non-sens, à s’assujettir autrement, du fait de l'absence de liaison à une quelconque ébauche de tiercéité symbolisante. Néanmoins, l'enfant peut aussi être sommé de devenir le réceptacle des souffrances familiales suspendues, des deuils inaccomplis, voire des fantasmes les plus destructeurs - tout en devant incarner l’idéal narcissique familial…D'après P.-C. Racamier, la dynamique groupale peut effectivement l'assigner à la place du "figurant prédestiné", à la fois insupportable mais inséparable, car sommé de prendre sur lui tout le négatif et de garantir l'homéostasie familiale, parfois sur le mode d'une victime sacrifiée,  - même si cette emprise se déploie avec tous les atours de la bienveillance la plus positive...un tel enfant fétichisé « est pour ainsi dire condamné à ne pas faillir ; il a pour fonction de verrouiller la clôture d’une famille qui se veut parfaitement unie, autarcique et tout entière auto-engendrée ». « Objet hypocondriaque, il est une sorte d’objet-machine ».

Par ailleurs, on peut observer une forme de désaveu de la dimension collective de l’éducation, et de sa vocation à introduire la nouvelle génération dans un monde humain commun (Hannah Arendt) : l’enfant devient de plus en plus une affaire privée, et la famille devrait cesser d’être une institution sociale, pour n’être qu’un regroupement précaire, temporaire, basée sur le désir et les affinités affectives du moment. Dans cette logique, l’enfant est également investi comme une propriété, ne devant pas se tourner vers l’extérieur mais sommé de satisfaire les besoins relationnels et émotionnels de ses proches. D’ailleurs, autant on tend à chérir inconditionnellement sa propre progéniture, autant les enfants des autres sont souvent vécus comme des perturbateurs, des concurrents, voire des séducteurs ou des parasites, dont il faut se préserver…C’est alors la dimension politique de l’enfance qui se trouve abrasée, car l’enfant n’est plus le délégué d’une génération en devenir, ou une force instituante pour l’avenir, mais le représentant actuel des désirs de ses créateurs. Rappelons à ce sujet que, pour l’anthropologue Sarah Blaffer Hdry, le processus d’hominisation de notre espèce a été permis par les soins communautaires envers les enfants et l’alloparentalité… Néanmoins, d’après la psychanalyste italienne Laura Pigozzi (« Un mal d’enfance »), une certaine parentalité contemporaine aurait finalement renoncé à transmettre toute restriction de jouissance pulsionnelle comme réquisit minimum pour accéder à la vie commune, au détriment d’un investissement narcissique de la descendance, ou d’une forme de revanche sociale et identitaire ; « inattentifs à l’enfance de leur enfant, à ce que toute enfance peut avoir d’impersonnel et d’énigmatique, les parents ne considèrent plus leur progéniture que comme porteuse d’un avenir qu’ils conçoivent, par procuration, comme le leur » (Pierre Péju). L’enfant otage devrait alors faire allégeance aux besoins centripètes de ses parents, venir boucher les trous, entraver les deuils…et se préparer à être totalement asservi et aligné aux signifiants hégémoniques du capitalisme néolibéral…« L’enfant est devenu l’objet permanent de l’activité obsessionnelle de l’adulte, qui souvent le convertit à sa propre vision. Plus qu’être écouté, l’enfant est assujetti à la doctrine de l’adulte » (Laura Pigozzi, "Un mal d'enfance").

De surcroit, cette exigence familiale affinitaire et contractuelle contribue à désavouer l’ordre générationnel, ainsi que la situation de dépendance et de vulnérabilité spécifique de l’enfant. L’absence de différenciation, de structuration des places dans la famille favorise alors d’authentiques transactions incestuelles, à partir du moment où le système familial fonctionne en vase-clos, sans triangulation sociale, sans référence à une quelconque forme d’extériorité, sans horizon temporel, sans limitations dans les appropriations et les consommations, sans intégration des frontières, des espaces, de l’intime et du public, etc. Dans une telle organisation, les enfants sont comme dévorés, à l’instar de Kronos, cherchant à entraver le cours des générations, à empêcher ses rejetons de naître, de vivre, de grandir, de devenir, redoutant qu’ils ne menacent sa souveraineté et son emprise. Une telle réincorporation des enfants correspond manifestement à une angoisse insupportable vis-à-vis de la temporalité, du passage, de la succession ou de la finitude…

Illustration 5
Saturno devorando a un hijo © Francisco de Goya

En contrepoint, certains mouvements progressistes voudraient totalement « libérer » l’enfance, la décoloniser, la désaliéner. Il faudrait donc considérer l’enfant essentiellement comme un sujet de droit et de désir, comme un être spontanément autonome, spontanément capable d'autorégulation émotionnelle, et lui permettre de s’extraire des tutelles assujettissantes qui le contraignent dès l’âge le plus tendre. La subordination de l’enfant à l’égard de l’adulte en ferait effectivement une minorité opprimée devant se libérer du joug de la famille et des institutions oppressives…Plutôt pathologiser que frustrer, limiter, interdire ou éduquer.

Or, par le biais de cette illusion d’autodétermination, l’enfant est finalement nié dans sa nécessité d’être affilié, signifié, enraciné, relié, etc. Pourtant, d’après Pierre Legendre « il ne suffit pas de produire de la chair humaine, encore faut-il l’instituer, c’est-à-dire nouer le biologique, le social et l’inconscient par des moyens juridiques qui fassent loi généalogique pour le sujet ». La parade de l’autosuffisance tend alors à court-circuiter les processus identificatoires et les dynamiques de subjectivation, en écrasant l’histoire et la transmission.

D’ailleurs, une certaine tendance à essentialiser et à naturaliser l’enfance en vient à occulter tous les déterminismes anthropologiques et socio-historiques impliqués, tout en contribuant à une certaine idéalisation de l’enfance. Non, votre enfant n’est pas surdoué, il est juste socialement privilégié…Or, comme le souligne Trotski dans son autobiographie (« Ma vie »), « une enfance assurée de tout et, avec surcroît, une enfance sans nuage dans les familles héréditairement riches et instruites, toutes de caresses et de jeux, restait dans la mémoire comme une carrière inondée de soleil à l'orée du chemin de la vie. Les grands seigneurs en littérature ou les plébéiens qui chantèrent les grands seigneurs ont magnifié cette idée de l'enfance toute pénétrée d'esprit aristocratique. L'immense majorité des gens, si seulement ils jettent un coup d'œil en arrière, aperçoivent au contraire une enfance sombre, mal nourrie, asservie. La vie porte ses coups sur les faibles, et qui donc est plus faible que les enfants ? ... » …Et Karl Marx, dans « Le Capital », d’insister sur les enjeux structurels qui favorisent l’oppression enfantine, au-delà des spécificités de telle ou telle famille : « ce n’est pas cependant l’abus de l’autorité paternelle qui a créé l’exploitation de l’enfance, c’est, au contraire, l’exploitation capitaliste qui a fait dégénérer cette autorité en abus » …

Illustration 6

Ainsi, le rapport à l’enfant est inévitablement dépendant de certaines conditions matérielles et idéologiques. Par exemple, alors même que l’accès à l’IVG est de plus en plus menacé, le marché contemporain de la reproduction suit certains travers très caractéristiques du consumérisme néolibéral : un enfant comme je veux, dès que je veux, où je veux, avec qui je veux, tant que je veux…Faire ce constat, entre parenthèse, ne constitue absolument pas une remise en cause de la légitime revendication féministe, qui supposait une forme de restriction à travers le « si je veux » - méfions-nous des amalgames réflexes…. Car il faut désormais que le produit manufacturé soit garanti, sinon, on doit pouvoir exiger un droit de rétractation en faisant jouer les clauses contractuelles. Un enfant, oui, mais seulement du désir immédiat, sans emmerdement. Ainsi, aux Etats-Unis, il est désormais demandé de pouvoir « rendre » des enfants conçus par insémination lorsqu’ils ne correspondraient pas aux critères énoncés lors de la transaction financière initiale… Exigence d’un enfant arrangeant, prévisible et conforme, c’est-à-dire un anti-enfant…

Illustration 7
un enfant parfait © Michaël Escoffier-Matthieu Maudet

Appréhender ainsi la dimension narcissique et commerciale d’une véritable fabrique de l’enfant constitue-t-il une remise en cause des droits procréatifs des minorités sexuelles ? Tout progrès authentique suppose sans doute une certaine vigilance quant aux « dommages collatéraux » éventuels, en termes de réification et de marchandisation, ce qui implique sans doute de pouvoir borner la jouissance. Dès lors, que penser de l’instrumentalisation du corps de femmes précaires et racisées dans la réalisation du projet parental des classes dominantes ? Et du marché du sperme, conduisant certaines entreprises très lucratives à venir « recruter » des étudiants sur les campus américains, pour vendre leur semence en fonction de critères esthétiques, physiques, intellectuels, ethniques ? Le spectre de l’eugénisme rôde toujours, avec le validisme en fer de lance… Comme le soulignait Valérie Solanas avec son ironie provocatrice, « la fonction de l’homme est de produire du sperme. Nous avons désormais des banques de sperme ». « Quand le contrôle génétique sera possible – et il le sera bientôt-, il est évident que nous ne devrons reproduire que des êtres complets, sans défauts physiques ni déficiences générales telles que la masculinité. De même que la production délibérée d’aveugles serait parfaitement immorale, de même en serait-il pour la production délibérée d’être tarés sur le plan affectif » …Néanmoins, la causticité peut parfois basculer dans un devenir cauchemardesque, et les mouvements les plus progressistes peuvent aussi être « retournés », à l’instar des slogans actuels en faveur d’une inclusion et d’une désinstitutionnalisation néolibérales…Toute visée authentiquement émancipatrice devrait finalement se poser cette question : quelle est l’infrastructure qui autorise mes réalisations désirantes? Dans quelle mesure l’effectivité de mon droit vient-elle bafouer les droits fondamentaux d’autres personnes, invisibilisées, silenciées, éloignées - avec les enfants au premier rang, du fait de leur dépendance originaire ? Et quelles implications concrètes pour les générations émergentes ou à venir ? Là devraient manifestement se situer les entraves à ma seule jouissance…le meilleur des mondes est pavé de bonnes intentions...

Par ailleurs, pour certaines « avant-gardes », les enfants constitueraient tout simplement des entraves à l’émancipation, des empêcheurs de jouir en rond, venant mettre en cause le monopole de mon seul désir actuel. Dans cette optique, voilà également ce que pouvait proférer Solanas, avec une raillerie corrosive, reprise au pied de la lettre par un certain militantisme contemporain : « Qu’est-ce que cela peut bien nous faire qu’il y ait ou non une nouvelle génération pour nous succéder ? ». « Scum ne se laisse pas consoler par la perspective des générations futures. Scum veut s’éclater tout de suite ». Selon Lee Edelman, critique littéraire américain jouant un rôle central dans la diffusion de la théorie Queer, « la queerité désigne le côté de ceux qui ne se battent pas pour les enfants », le refus du consensus politique en faveur de la « valeur absolue du futurisme reproductif ». Pour Jack Halberstram, autre figure importante des études de genre, « le temps de la famille fait référence à l’organisation normative de la vie quotidienne (couche-tôt, lève-tôt) qui accompagne la pratique de l’éducation d’un enfant ». Un véritable antidote anti-subversif, anti-hédoniste ! La critique américaine Andre Long Chu l’affirme encore plus radicalement : « avoir un enfant est comme l’hétérosexualité, une idée vraiment stupide (…). Les enfants sont un cancer ». Et, d’après Rebekah Sheldon, universitaire spécialiste en théorie Queer, il faut apprendre à vivre « sans la demande de sécurité et le visage implorant de l’enfant qui lui sert de garant » …Peut-être l’enfant renvoie-t-il effectivement à l’effroi spécifique d’un monde sans moi, réfractaire au monopole de mon seul désir…

Illustration 8

Toutes ces dernières citations proviennent de l’ouvrage de Maggie Nelson « De la liberté : quatre chants sur le soin et la contrainte », qui interroge, entres autres, le lien à l’enfantement à l’aune des menaces qui pèsent sur notre avenir collectif. Pour cette essayiste-poétesse très inspirée par la théorie critique, la relation parent / enfant induit un rapport au souci, à la responsabilité, au soin, à la dépendance, à la transmission, mais aussi à la vulnérabilité, à la finitude, à la temporalité, à l’avenir, à l’altérité et au décentrement. Et cette position parentale suppose à la fois d’être désarçonné par le surgissement de l’étrangeté, du hors-soi, d’être dépossédé, tout en ressentant une irréductible obligation et une forme de lien inconditionnel, au-delà du désir, du choix ou de l’affinité…

Le lien à l’enfance est donc un subtil réseau d’engagements, de dévotions, parfois même de sacrifices. Les enfants se forgent dans nos plis, nos creux et nos aspérités, dans nos créativités sans cesse remobilisées par la contrainte d’une promesse.


Ne pourrait-on y percevoir quelque chose en rapport avec l’éthique de la clinique ? En tout cas, toute forme de soin entretient un rapport tacite avec un temps plié, une relation ouverte vis-à-vis d’un horizon de devenir, au-delà de l’actualité du soi. Car il s’agit là de s’extraire, de s’altérer, de penser l’ailleurs et le collectif. Voici à ce propos un extrait de la constitution iroquoise : « que nous regardions et écoutions le bien-être du peuple en son entier et que nous ayons toujours en tête non seulement le présent mais aussi les générations à venir, y compris celles dont les visages sont encore sous la surface de la terre - les prochains nés de la Nation future ». Ce qui suppose une clinique véritablement politique, écologique, et non plus égo-logique.

Ainsi, toute Politique authentique, au-delà de la gestion des affaires présentes, doit finalement se confronter à la figure de l’enfant et à son devenir. La réalité enfantine n’oblige pas que dans l’instant, mais contraint à considérer l’à-venir. Dès lors, toute négligence de l’enfance est aussi un refus du Commun, dans son sens politique le plus fort.

A suivre

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