Avant d’entrer dans le vif du sujet, une précaution s’impose quant aux métaphores que nous pouvons mobiliser, avec tout ce qu’elles peuvent colporter, de façon explicite ou plus insidieuse. Ainsi, le champ lexical de l’épidémie, de la contagion, de la contamination, de l’infection, renvoie à des représentations très connotées. D’une part, se déploie là un modèle médical, virologique, avec tous les fantasmes en termes de transmission, de quarantaine, de menace, en rapport avec les liens et l’altérité. D’autre part, le signifiant « épidémie » est très chargée de sous-entendus moraux, exhumant la souillure, le mal, la pestilence, etc.
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L’usage de ces termes peut donc véhiculer un sentiment de dénigrement, de mépris, de déconsidération, tout en témoignant d’une forme de panique morale.
Au fond, qui a peur d'être contaminé ? L'adolescence ne nous confronte-t-elle pas à nos propres fantasmes de porosité ? Que projette-t-on sur les adolescents de nos propres complexes et effrois ? De nos peurs mal sédimentées ?
Décrocheurs, errants, désarrimés...Émeutiers, contestataires, indociles...Sauvageons, déserteurs, inciviques...Non binaires, fluides, hors-normes...Les adolescents sont aussi les reflets de nos propres contradictions sociales ; ils les mettent en scène, ils dénoncent nos compromissions et nos turpitudes. Quelles figures identificatoires notre société leur propose-t-elle ? Quels modèles de "réussite" ou d'accomplissement ? Quel avenir, quelles luttes ? Peut-on se plaindre si ces nouvelles générations bousculent nos conforts et nos évidences, ne sont pas là où on les attendraient - comme en témoigne par exemple leur politisation majoritaire à l'extrême-droite ?... Dans quelle mesure sont-ils une caisse de résonance passive de l'esprit du temps, ou au contraire des acteurs éveillés du mouvement de l'histoire ? Sont-ils captifs, soumis, sous influence ? Conformistes ou déconstructeurs ? Doivent-ils être protégés ? D'eux, ou de nous ?
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Par exemple, lors d’une émission télévisuelle en 2021, l’historienne E. Roudinesco avait pu énoncer : « Je trouve qu’aujourd’hui, il y a une épidémie de transgenres, il y en a beaucoup trop ». Ces propos avaient suscité une légitime -et épidermique- polémique. Ainsi, parmi de nombreux autres collectifs ou associations Preciado a pu réagir vivement, pointant la désignation d’une « minorité politique » dans le langage médical de la maladie. « Dire transsexualisme indique déjà une dérive, un excès, une pathologie, une inflammation de la sexualité et de l’identité. Nous ne souffrons pas de transsexualisme, nous sommes des dissidents de genre, sexuels et politiques, dans une société qui souffre de binarisme ».
« Sortez la machine à compter les déviants. Identifiez-nous, comptez-nous, analysez-nous, ajoutez-nous, soustrayez-nous, rajoutez-nous, rayez-nous ». « Nous sommes une épidémie de minorités persécutées ».
Cependant, s’exprime là une revendication de s’extraire des catégorisations médicales et des dispositifs normatifs d’assignation. Ce qui n’est d’ailleurs pas sans contradiction avec certaines revendications de reconnaissance identitaire, de droits et de prestations spécifiques, validés par un diagnostic…
En tout cas, pour Preciado, les enfants trans « rejettent l’imposition normative de l’assignation de genre à leur corps par les institutions médicales, juridiques, familiales et scolaires », et exigent le « droit d’être appelé comme ils le sentent ». Or, il parait évident que ce type de posture militante s’inscrit aussi dans un discours façonné, construit, largement diffusé, qui infuse et oriente les perceptions. Peut-on considérer qu’un enfant pourrait spontanément, de lui-même, exprimer de tels slogans, sans avoir été socialisé, orienté, influencé ? ...Ce qui, de toute façon, est la condition d’émergence de toute parole, dans sa dimension nécessairement instituée par l’Autre. Selon l’anthropologue Mary Douglas (« Comment pensent les institutions »), « le psychisme individuel se constitue sur la base de classifications élaborées socialement » et « la pensée est toujours déjà colonisée » …
« Il faudra toujours, sans lui demander un avis qu’il ne peut pas donner, arracher le nouveau-né à son monde, lui imposer – sous peine de psychose – le renoncement à sa toute-puissance imaginaire, la reconnaissance du désir d’autrui comme aussi légitime que le sien, lui apprendre qu’il ne peut pas faire signifier aux mots ce qu’il voudrait qu’ils signifient, le faire accéder au monde tout court, au monde social et au monde des significations comme monde de tous et de personne » (Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, p. 453)
L’enfant se constitue donc à travers son infusion dans un « milieu », c’est-à-dire l'ensemble des institutions qui forment la collectivité, qui instituent le commun de cette collectivité, en pénétrant la pensée de ses membres et en constituant leur identité. En conséquence, dans quelle mesure n’y-a-t-il pas une instrumentalisation de l’enfance, un déni de l’indétermination infantile, dès lors qu’il s’agit de faire de certains enfants les porteurs intrinsèques de revendication identitaire et d’opposition aux normes institutionnelles ?
De fait, on ne peut nier que les enjeux transidentitaires sont largement médiatisés, avec une forte visibilité, susceptible de capter l’attention, et de donner une forme socialement reconnue d’identification, voire d’inscrire dans une condition à la fois très valorisée et en même temps discriminée. Certaines analyses évoquent ainsi une forme de « médiagénèse ».
Pour Claude Habib, ce type d’adhésion communautaire peut alors susciter un bénéfice narcissique manifeste : par exemple, les « trans ne sont plus perçus comme des personnes en souffrance, mais comme une avant-garde, à la pointe d’une redéfinition générale de l’être humain ». Cette vision participerait ainsi d’une forme de fantasme transhumaniste, d’extraction de la condition humaine, tout en entrant en résonnance avec l’indétermination juvénile.
Par ailleurs, l’identité trans confère une légitimité à un vécu de préjudice, les enjeux singuliers du mal-être étant systématiquement déportés vers les persécutions subies – tragiquement réelles, mais aussi symboliques (par exemple, l’amendement constitutionnel garantissant le droit à l’IVG pour les femmes a pu être taxé de « transphobe » en opérant notamment une naturalisation de l’identité féminine autour de leur seule capacité reproductive…).
En tout cas, aborder la « contagiosité » des formes d’expression du mal être psychique à l’adolescence en passe inévitablement par les enjeux de l’identification, que Freud aborde dans son ouvrage « Psychologie collective et analyse du moi », et notamment dans ce paragraphe :
« Lorsqu’une jeune fille de pensionnat reçoit de celui qu’elle aime en secret une lettre qui excite sa jalousie et à laquelle elle réagit par une crise d’hystérie, quelques-unes de ses amies, qui le savent, vont reprendre à leur compte pour ainsi dire cette crise par la voie de la contagion psychique. Le mécanisme est celui d’une identification, sur la base de la capacité et de la volonté de se mettre soi-même dans la même situation. Les autres ne peuvent également avoir une relation amoureuse secrète et accepter, sous l’influence de la culpabilité, la souffrance que cela comporte. Il serait incorrect de soutenir qu’elles s’approprient le symptôme par sympathie. Au contraire, la sympathie naît de l’identification et nous en tenons la preuve dans le fait qu’une contagion ou imitation de ce genre se produit même dans des cas où il existe entre deux personnes données moins de sympathie encore qu’entre deux amies de pension… ».
Ce qui est intéressant, c’est que le texte freudien peut être sujet à des interprétations très différenciées en fonction des positions théoriques de ses lecteurs.
Ainsi, l’identification par sympathie, selon J.-P. Winter, renvoie à une forme de raisonnement inconscient : « … si de tels motifs produisent de tels accès, je peux aussi être saisie d’une même crise puisque j’ai les mêmes motifs… ». Ce qui serait performatif alors serait une forme d’identification par le symptôme, de fascination identificatoire établie sur la base d’une « prétention étiologique identique », ouvrant à une appartenance communautaire nouvelle, comme dans le cas de la transidentité. Or, cette néo-identité en faux-self entraverait toute possibilité de réappropriation et l’élaboration subjective, du fait du rempart défensif, identitaire, voire militant qui est érigé. Pour J.-P. Winter, il y a là une dynamique quasi sectaire : « rupture avec l’entourage familial et amical, discours désubjectivés et identiques d’un sujet à un autre, désignation d’un extérieur hostile et apeuré par les « vérités » partagées au sein du groupe, intimidation à l’égard de ceux qui veulent s’éloigner, mensonges ou graves omissions sur les conséquences des actes posés ».
De surcroit, « au nom de l’autonomie du sujet, ces enfants sont appelés à s’auto-nommer, ce qui renforce leur sentiment de toute-puissance narcissique » - même si cette nomination provient en réalité d’un institué normatif émanant de l’extérieur.
A partir du même texte, Silvia Lippi et Patrice Maniglier adoptent une lecture toute différente : « Freud ne dira jamais que les filles éprouvent le même trauma, car le trauma est structurellement et radicalement singulier et marque le point de fixation libidinal pour chaque sujet. Cependant, les filles du pensionnat, comme les femmes du mouvement #MeToo, peuvent imaginer partager le même vécu traumatique, grâce au fantasme qui permet de symboliser ce traumatisme. C’est l’aspect fictif du mécanisme ».
Ainsi, à travers le symptôme identificatoire, se déploierait un passage du traumatisme toujours singulier au lien social et à la possibilité d’une mise en commun. Le fantasme intermédiaire partagé permettrait d’identifier chez l’autre une même disponibilité affective. Dès lors, « les autres filles sont portées à s’identifier à l’une d’entre elles, parce que cela leur permet de reconduire l’affect qui est tout ce qui reste, au niveau conscient de leur propre traumatisme. En s’identifiant à leur camarade, elles cherchent (inconsciemment bien sûr) à revivre leur traumatisme. S’il y a quelque chose de similaire entre ces traumatismes, cela ne peut s’exprimer qu’au niveau du fantasme et de la manière dont il capture un trauma qui reste singulier, innommable, inexprimable. Cela n’empêche donc pas le point de non-savoir de chaque expérience singulière ».
Dans ce phénomène, l’identification se ferait par l’intermédiaire d’un trait particulier, saillant, apparaissant comme un symptôme hystérique. Le partage symptomatique ne serait donc possible que parce qu’il constitue un mode de retour d’un élément refoulé, tout en étant la représentation d’une condition commune.
Le symptôme identificatoire est donc à la croisée du singulier et du collectif : lieu de coïncidence inconscient, permettant à la fois la réactivation de l’expérience traumatique propre à chacune, mais aussi une forme de résonnance groupale. Un phénomène social peut donc être saturé par une dimension psychique.
Selon Lippi, « la contagion psychique permet de saisir quelque chose comme un social traumatique (qui n’est pas la même chose qu’un traumatisme collectif, pure fiction idéologique qui écrase tout ce qui se joue de subtil et d’intéressant dans les jeux complexes du psychique et du politique) ».
Le symptôme devient alors le maillon intermédiaire permettant à la fois le retour du refoulé traumatique singulier, mais également son altération et sa transformation par projection, diffusion, reprise et renvoi sur le plan groupal.
« Le symptôme de sortie est simplement un symptôme qui fait lien social », qui permet du jeu, des excursions et de l’errance.
« Tout un jeu de déplacements, d’évitements et de retours, de fuite et d’assomption, se met en place dans le symptôme partagé, qui en explique l’étrange puissance « thérapeutique » ». En se transmettant, le symptôme serait alors créateur de liens, voire une force politique qui rassemble.
Dès lors, à travers cette contagion d’un signe (le symptôme partagé) et d’un affect (l’angoisse), « la distinction entre individuel et collectif perd son sens : avec le corps symptômé, c’est aussi le corps social qui se transforme ».
Au fond, cet enjeu de contagiosité psychique interpelle quant au degré de subjectivation ou d’aliénation en rapport avec la diffusion du symptôme identificatoire, susceptible de migrer vers différentes étiquettes nosologiques. Dans quelle mesure y-a-t-il là un processus d’enfermement ou au contraire une possibilité de mise en scène commune et de politisation ?
Là se déploie sans doute une dialectique entre groupes assujettis, institués, soumis à la sérialité du pratico-inerte, et groupes-sujets, en fusion. Or, cette dynamique institutante, fondatrice d'elle-même, est aussi vectrice d'intrusion, de percée et de coupure subjective, non exempte de violence. Et elle risque en permanence d'être intégrée, léguée en héritage, à partir du moment où elle n'assume plus sa finitude et sa contingence. Dès lors, le spectre des répressions de subjectivité ressurgit, à mesure que se referment les potentialités subversives, avec le désir de souder, de différer l'angoisse et de générer des comportements automatiques et dévitalisés. Une telle dégénérescence hante l'expression symptomatique adolescente, avec l'éventualité d'un point d'inversion en structure oppressive dès que l'expressivité subjective s'aliène à un récit officiel et identitaire.
Le basculement, d'un côté ou de l'autre, dépendra sans doute de la reconnaissance et de l'accueil du symptôme adolescent. Soit comme modalité d'un message singulier, énigmatique, critique, qui doit pouvoir nous traverser, malgré l'effroi. Soit, de façon défensive, comme un script qu'il convient prioritairement d'identifier et de catégoriser...
Mais qui entend les cris d'une jeunesse en détresse, les symptômes d'une crise de la présence ?
Voilà ce que pouvait déjà pointer Georges Lapassade en 1964 dans "L'entrée dans la vie" : « Un peu partout dans ce monde, une minorité de jeunes, réunis en groupes « informels » vit en marge, développe des conduites agressives, attire l’attention du public et des observateur par des voies qui se situent en-dehors de l’ordre établi (…). On consacre des conférences au « malaise de la jeunesse » à sa « révolte sans cause » (…). Tout se passe donc comme si la société en était réduite à constater le malaise et à mettre au point des moyens de répression ». Dans quelle mesure ce discrédit n'est-il finalement que le reflet des projections adultomorphes sur la "jeunesse", témoignant d'un refus d'appréhender une mise en question radicale de l'ordre normatif - et d'être à nouveau ébranlé par l'effraction pubertaire, toujours potentiellement vivace ? Faut-il encore écraser l’effervescence adolescente et son impitoyable dénonciation de nos renoncements ? Georges Lapassade invitait plutôt à ne pas entendre les « symptômes » de la révolte juvénile du point de vue des techniciens du social, mais comme un révélateur des injonctions à l'adaptation normative, et de leurs refus. D'où la volonté obscure de « détruire l'ordre social comme tel », constituant parfois « la seule issue possible lorsque toute communication avec le monde est condamné d'avance »...
De son côté, Pierre-Henri Castel voit dans ses phénomènes collectifs « hystériques » la manifestation d’une pathologie de masse de l’imaginaire individualiste. En arrière-plan s’exprime effectivement la revendication d’une causalité ni subjective ni relationnelle des souffrances « psychiques ». De fait, « il est intolérable pour un individu de nos sociétés libérales de s’entendre dire que ce qui le fait souffrir au point d’invalider son existence a des causes sociales, parce qu’il ne voit là qu’un déni de sa souffrance personnelle ». Paradoxalement, il s’agit donc de désocialiser, de décontextualiser des phénomènes collectifs, en renvoyant l’étiologie à des processus naturalisés.
Prenons l’exemple de l’obésité : certains spécialistes de la question revendiquent le caractère majoritairement génétique de cette affection. De fait, il faut sans doute certaines prédispositions métaboliques pour développer une obésité morbide, ce qui peut d’ailleurs, au niveau individuel, légitimement contribuer à déstigmatiser les personnes qui souffrent de ce trouble. Cependant, énoncer un tel constat de façon univoque revient à dédouaner complètement les facteurs socio-environnementaux. Or, le nombre de cas d’obésité a presque triplé depuis 1975 à l’échelle mondiale, et ce phénomène touche particulièrement les enfants. D'après l'Insee, 16 % des enfants d'ouvriers sont en surcharge pondérale dès la grande section de maternelle, quand c'est le cas de 7 % des enfants de cadres...Par ailleurs, on constate que les pays qui accèdent à un mode de vie occidentalisé connaissent une progression très significative du taux de surpoids. Ces éléments très concrets devraient suffire à rappeler que des prédispositions génétiques ne s’expriment que dans certaines conditions environnementales ; en l’occurrence, un système de surconsommation, des modalités de production capitalistes au niveau agro-alimentaire, l’influence délétère de la publicité, l’organisation de modes de vie sédentarisés, etc.
Nier ces faits revient alors à s’interdire de pouvoir mener de réelles politiques de prévention, lesquelles supposeraient une remise en cause profonde de notre système économique, basé sur l’expansion permanente de l’offre à des fins de profits. Le marché s’autorégule peut-être sur le plan de la production de valeurs financières, mais sans prise en compte de ce qui serait souhaitable au niveau collectif, en termes de potentialités réelles d’autonomie. Mais chacun est censé être libre et responsable, chacun doit désormais être un autoentrepreneur de son capital santé, tout en n’étant pas fautif de ses éventuels déboires, puisque ce sont ses gènes qui le gouvernent. Ainsi, les organisations collectives n’ont plus qu’à proposer des prestations compensatoires face à la fatalité du destin : chirurgie bariatrique et gastroplastie, pose d’anneaux gastriques et autres traitements médicamenteux (dont le fameux Médiator) …. Avec un vernis de lutte contre la grossophobie. Car si le Capitalisme semble effectivement contaminant, le système sait aussi faire preuve de bienveillance, et invisibiliser ses responsabilités...
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Exit donc le Politique, au sens d’une volonté collective et réflexive de redéfinir en permanence ce qui parait juste, ce qui fonde la Loi, ce qui doit être érigé comme limite et comme finalité du vivre-ensemble. Nous en arrivons au contraire à un régime de gestion par le Droit et le Marché de discriminations qui ne seraient liées qu’à un patrimoine biologique, en occultant totalement les inégalités sociales, les processus d’aliénation tant individuels que collectifs, les dynamiques de privatisation et d’éclatement des solidarités, etc.
Pour comprendre ces phénomènes, un détour par les dynamiques sociales s’impose donc.
A suivre…