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Billet de blog 19 mars 2024

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Les ados sont-ils « contaminés » ? (2)

Quels sont les enjeux socio-politiques de la multiplication des diagnostics chez les adolescents ? De fait, certaines tendances mimétiques dans l'expression du mal-être devraient nous questionner sur les modèles de refus et de contestation mis à disposition au niveau générationnel.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Nous poursuivons ici notre réflexion concernant la « contagiosité » des symptômes à l'adolescence.

Le sens d'un symptôme se situe toujours à l'entrecroisement de problématiques intimes et d'enjeux sociaux, dans la mesure où il s'agit de manifester et d'être reconnu - ce qui suppose des formes expressives « recevables » sur le plan collectif.

Dès les années 1960, la sociologie s'intéresse à l'émergence d'une culture adolescente-juvénile spécifique, prise dans une ambivalence entre rupture et intégration, et révélatrice d'une « massmédiologie » (notamment E. Morin, « Culture adolescente et révolte étudiante »). Ainsi, « elle participe de la culture de masse qui est celle de l'ensemble de la société, et en même temps cherche à se différencier. Elle est intégrée économiquement à l'industrie culturelle, capitaliste, qui fonctionne selon la loi du marché ». Cependant, « d'un autre côté, elle subit l'influence de noyaux de dissidence et de révolte, voire de refus de la société de consommation ». « La nouvelle culture adolescente-juvénile a ainsi deux pôles et à partir de cette bipolarité s'effectue une sorte d'électrolyse où se crée quelque chose de mixte, qui se diffuse sur l'ensemble du marché juvénile. Dans cette zone mixte, la dissidence et la révolte sont intégrées dans le système, après avoir été plus ou moins filtrées sans que pourtant soient annulés tous les ferments corrosifs ». 

Selon Edgar Morin, cette dimension culturelle spécifique, avec sa dimension de transmission et de partage, contribue à faire émerger « cette zone à la fois d'instabilité et aussi d'intensité anthropologique qu'est l’adolescence ». La conscience d’une classe d’âge, ou en tout cas son existence en tant que réalité sociale, suppose effectivement une forme de reconnaissance, via des attitudes et des comportements discriminants, voire à travers ce qui peut s’apparenter à des « symptômes collectifs ». Dès lors, « la culture adolescente tend à développer ces traits distinctifs, en même temps qu'elle entretient un sentiment de communauté et de solidarité ». 

En amont, les sciences sociales avaient déjà appréhendés les phénomènes de "contagion" sociale et de diffusion comportementale. Ainsi, selon la sociologie de l’imitation de Gabriel Tarde, l’influence réciproque et l’hystérie collective seraient la base des rapports sociaux, sur le mode d’une adhésion mimétique interindividuelle et d’une forme de suggestion relationnelle.

Cette théorie parait désormais bien datée, et les sciences sociales appréhendent d’avantage l’usage commun des moyens expressifs du mal-être à des fins de reconnaissance collective. Ainsi, les phénomènes d’hystérie collective sont toujours intégrés à un espace socioculturel et politique, avec des fenêtres historiques de surgissement. En effet, ces expressions pathologiques sont intimement intriquées à des représentations collectives du mal-être, et elles se manifestent sous formes d’institutions, de catégories descriptives ou bien d’attitudes socialement sanctionnées. Dès lors, la catégorisation d’un trouble est inévitablement prise dans une dynamique de construction narrative, renvoyant à un ordre fictionnel. Et ce type de récit performatif est influencé par les représentations culturelles, avec une manière historiquement circonscrite de rationaliser un malaise aux contours flous.

On ne peut définir la déviance tant que l’étendue de la conformité n’est pas délimitée (Durkheim et Mauss, « De quelques formes primitives de la classification »)

Mauss évoquait ainsi « l’expression obligatoire des sentiments et des croyances », avec une propagation d’idéaux-type quant aux façons reconnus d’être affecté, au sein d’un réseau normatif.

« Une catégorie considérable d'expressions orales de sentiments et d'émotions n'a rien que de collectif, (...) ce caractère collectif ne nuit en rien à l'intensité des sentiments, bien au contraire »
« Toutes ces expressions collectives, simultanées, à valeur morale et à force obligatoire des sentiments de l’individu et du groupe, ce sont plus que de simples manifestations, ce sont des signes des expressions comprises, bref, un langage » - investi du pouvoir d’interpeler autrui.

« On fait donc plus que de manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres puisqu’il faut les leur manifester. On se les manifeste à soi en les exprimant aux autres et pour le compte des autres ».
(« L’expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens », Journal de psychologie, 18, 1921)

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Ainsi, selon l’anthropologue Mary Douglas, les cognitions, les catégories de pensée, les modalités d’être affecté, les identités, sont produites par des dispositifs institutionnels. « Les classifications qui nous permettent de penser nous sont toujours fournies déjà toutes faites en même temps que notre vie sociale. Pour penser la société, nous disposons des catégories que nous utilisons lorsque nous parlons de nous-mêmes avec les autres membres de la société. Ces catégories sont opérationnelles à tous les niveaux ». Il est ainsi inenvisageable d’appréhender sa situation en société sans utiliser des systèmes classificatoires préétablies par des institutions. Par ailleurs, « si les institutions produisent des catégories, il y a également un effet en retour, à la manière des prophéties autoréalisatrices ». Ces catégorisations institutionnelles stabilisent les flux d’identification, et créent même, jusqu’à un certain point, les réalités subjectives auxquelles elles s’appliquent. Elles constituent les sujets. De fait, « cette adhésion aux catégories nouvelles suggère une facilité extraordinaire à se loger dans de nouvelles cases et à se laisser redéfinir dans son identité ». « De nouveaux noms sont prononcés, et aussitôt de nouvelles créatures surgissent qui leur correspondent » ; de nouvelles subjectivations identitaires qui se transforment pour s’adapter aux catégories émergentes.

Or, le modèle uniquement objectiviste et naturaliste de la biomédecine tend à négliger cette dimension, à travers des explications causales désubjectivées et désubjectivantes. Dès lors, les formes d’expression collective du mal-être subissent de considérables métamorphoses, et tendent à se désinstitutionnaliser, à se déculturer – à l’exception des ancrages militants ? Les nouvelles épidémies de troubles psychiques sont sans doute en phase avec l’anthropologie néolibérale, demandant des réponses à la fois opératoires, potentiellement marchandisables, mais aussi une reconnaissance sur le plan juridique. Et les adolescents sont particulièrement exposés, du fait à la fois de leur errance identitaire et de leur imprégnation de plain-pied au sein de significations imaginaires sociales contemporaines.
Par exemple, au moment de l’émergence des Troubles du Comportement Alimentaires, les descriptions cliniques très précises et stéréotypées, avec un modèle de personnalité-type, publiées dans des ouvrages à large audience ont pu constituer des panoplies identitaires livrées clés en main, faisant l’impasse sur les vertiges du processus adolescent de subjectivation et d’intégration du pubertaire – dans un contexte social où les « passages » identitaires ne sont plus symbolisés et actés par des rituels d’initiation.

Selon Edgar Morin, « l’adolescence serait la phase où le jeune humain, déjà à demi dégagé de l'univers de l'enfance, mais non encore intégré dans l'univers de l'adulte, subit indéterminations, bidéterminations et conflits. Par conséquent, il ne peut y avoir adolescence que là où le mécanisme d'initiation transformant l'enfant en adulte s'est disloqué, ou décomposé, et là où se développe une zone de culture et de vie qui n'est pas engagée, intégrée dans l'ordre social adulte ». Cependant, ce flottement identitaire tend à faire de l'adolescence une période de sensibilité collective particulièrement aiguisée vis-à-vis des « ruptures, failles, accumulations de tensions et d'angoisses dans les profondeurs du corps social » - ainsi que des réponses instituées pour faire face aux malaises communs.

Comme le soulignait Michel Leiris, « les façons de dresser les jeunes et de les engrener dans la vie de la société, initiation rituelle ou enseignement d’ordre scolaire, peuvent aboutir à des échecs ou se heurter à des refus » (« Frêle bruit », 1976). Les adolescents peuvent alors manifester la volonté de « trahir les puissances fixes » (Gilles Deleuze), de se maintenir en dehors, de refuser l'institutionnalisation, les cadres normatifs, les assignations, etc. Ce qui ne prémunit pas en soi des risques de récupérations, car le principe capitaliste de réorganisation permanente intègre aussi la fragmentation, la fluidité, l'instabilié, et peut chercher à rendre désirable la précarité et le déracinement...L'errance identitaire est donc capitalisable, et les adolescents sont sans doute une cible privilégiée du fait même de leur "ouverture".

D'après F. Dolto, l’adolescent est effectivement confronté au complexe du homard : « les homards, quand ils changent de carapace, perdent d’abord l’ancienne et restent sans défense, le temps d’en fabriquer une nouvelle. Pendant ce temps-là, ils sont très en danger. Pour les adolescents, c’est un peu la même chose. Et fabriquer une nouvelle carapace coûte tant de larmes et de sueurs que c’est un peu comme si on la “suintait”. Dans les parages d’un homard sans protection, il y a presque toujours un congre qui guette, prêt à le dévorer » - et le congre, cela peut être le marché, le receleur d'identités, l’expert diagnostiqueur, ou tel réseau communautaire, ou telle cause militante…

Illustration 2

D’où la tentation de revêtir une armure identitaire pour exprimer tant une appartenance et une reconnaissance qu’une mise en forme et en sens préfiguré du mal-être. Je suis TDI, hypersensible, neuroatypique, multi dys, non binaire, etc., ; donc, je n’ai plus à être en quête d’un « Je », enraciné dans une histoire et vectorisé par des désirs. Je souffre des préjudices liés à ma condition, et mes façons d’être affecté sont déjà tracées – de même que les résolutions éventuelles de ce mal-être, à travers des parcours prédéfinis.

Du fait de ses enjeux spécifiques, à la croisée de l’intime et du collectif, l’adolescence est sans doute un révélateur particulièrement saillant des modalités instituantes de subjectivation d’une époque. L’adolescent est en effet directement « branché » sur les dispositifs d’identification, caractéristiques d’un contexte anthropologique et socio-historique spécifique. On pourrait d’ailleurs faire l’hypothèse que le délitement contemporain des rituels de passage ou d’initiation contraint les adolescents à rechercher d’autres signes d’appartenance ou d’affiliation, venant instituer leur identité. Dès lors, l’agrégation symptomatique et l’assignation diagnostique pourraient exercer ce type d’inscription communautaire, à même de donner une forme socialement reconnue aux dynamiques de subjectivation. Comment figurer, exprimer, ressentir, partager, la confusion des sentiments, les brouillages identitaires, le caractère insaisissable du mal-être au moment de l’adolescence ? En s’appropriant des signifiants disponibles, sécrétés par des dispositifs institutionnels qui façonnent, identifient, stabilisent, réduisent l’entropie et l’incertitude. Le social met effectivement à disposition des narratifs, des métaphores, des catégories, dans lesquels il est possible de se « loger ». Cependant, cette désignation peut être plus ou moins subjectivante et aliénante, en fonction de l’imaginaire d’arrière-plan.

Ainsi, le désir d’être diagnostiqué, catégorisé à partir de son fonctionnement cérébral revient finalement à être aliéné par « un imaginaire autonomisé qui s’est arrogé la fonction de définir pour le sujet et la réalité et son désir » (Castoriadis). Dès lors, des kits identitaires établis a priori sont là pour me définir, pour énoncer mes revendications, pour dénoncer mes stigmates, en faisant l’impasse sur mon être propre comme création sans cesse renouvelée, comme flux et devenir. Derrière la conviction d’être neuro-atypique, il y a finalement un conformisme communautaire, qui amène à s’exprimer à travers un « On » plutôt qu’en assumant un « Je ». A partir de là, cette adhésivité à certaines significations sociales établies en amont de soi crée une situation d’hétéronomie, de clôture de l’imaginaire instituant, qui fait que le sujet n’a plus à se sentir responsable de ses aspirations tant individuelles que collectives et de sa contrainte à s’excentrer, à se socialiser pour se subjectiver

De fait, il faut déjà se perdre soi, subir une scission par rapport à ses aliénations constitutives, pour s’émanciper d’une illusion d’autosuffisance et pouvoir vraiment affirmer une forme d’autonomie.

Or, les conceptions identitaires neuro-essentialistes entravent justement cette possibilité ; car dans cette optique, il ne s’agit plus que de s’empêtrer dans une identité figée. Un tel diagnostic identitaire peut donc venir clôturer le processus d’adolescence…
Au fond, ces « épidémies » surviennent donc comme des faits aussi bien intimes que sociaux, au sein d’un contexte institutionnel, politique, intellectuel, moral, orientant les expressions socialement sanctionnées des malaises individuels et collectifs. De fait, la manifestation des éprouvés individuels, y compris le mal-être psychique, en passe nécessairement par un lexique et une grammaire de croyances et d’émotions supra-individuels, qui sert une fonction primordialement sociale : interpeller autrui. Le langage de la plainte est socialement institué, et les conditions d’émergence de certaines souffrances prenant une forme épidémique sont déterminées par des dynamiques socio-politiques.

Par ailleurs, le courant de la sociologie interactionniste met au centre de l’explication des phénomènes collectifs les dynamiques interactives et les significations que les personnes attribuent aux situations sociales et comportements. Les principaux représentants de la deuxième école de Chicago sont Erving Goffman et Howard Becker.

Pour Erving Goffman, l'interaction sociale est guidée par le souci de ne pas perdre la face, à travers des stratégies de « figuration » et de présentation de soi. Dans ses relations aux autres, l'individu se présente tel un acteur devant un public, il donne une expression de lui-même pour susciter une impression, en mobilisant un ensemble de techniques de représentation. La vie sociale est ainsi appréhendée comme une scène, sur laquelle les acteurs déployant une performance construisent une définition commune de la situation. Et la stigmatisation apparait alors comme un attribut qui « constitue un écart par rapport aux attentes normatives des autres à propos de son identité ».

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De son côté, Howard Becker s’est intéressé à la sociologie de la déviance. Selon lui, le processus d'étiquetage répond à des logiques sociales qui rendent plus probable le fait que certains acteurs soient définis à travers telle ou telle catégorie. Il étudie également la notion de « carrière », qui est le résultat d’un processus social par lequel un sujet apprend à la fois des façons de se comporter, tout en reconstruisant sa représentation et son image pour correspondre à des normes instituées dans un champ spécifique. Il s’agit donc d’un processus d’apprentissage social, qui passe par une redéfinition de l’identité, et qui peut tout à fait s’appliquer à l’intégration dans une catégorie nosographique.

D’après Muriel Darmon, l’usage de la notion de carrière développé par ce sociologue interdit le recours univoque au pathologique comme explicatif et tend à dénaturaliser les catégorisations médicales. En effet, dans cette perspective, la définition d’un trouble devrait davantage être appréhendée comme un enjeu de désignation, plutôt que comme une propriété essentialisée des personnes.

A travers le concept de « carrière », il s’agit de mettre en avant une forme d’engagement dans une identité, à travers un apprentissage spécifique, une incitation à adopter certaines lignes de conduite, une perception des effets, entraînant secondairement des processus de renforcement à travers l’octroi de bénéfices. Cette dynamique aboutit à un processus de transformation de soi, avec des effets rétroactifs de l’étiquetage et une forme d’objectivation de soi par agrégation.

Le philosophe épistémologue Ian Hacking décrit également des effets de boucles à partir des façons de classer les personnes et les comportements : l’identification à une catégorie oriente les modalités de subjectivation. Ainsi, le fait d’être considéré comme appartenant à une certaine catégorie de personnes, ou comme accomplissant une certaine espèce d’actes, peut générer des façons spécifiques d’être affecté, de se considérer, d’agir. L’introduction de nouvelles descriptions de comportements, ou de catégories de personnes, produit donc des effets identitaires et narratifs, avec des interactions permanentes entre les catégorisations et les personnes classifiées.

En arrière-plan, se déploient également des enjeux communautaires paradoxaux : en effet, les groupes d’appartenance catégorielle mobilisent la « neutralité » scientifique comme l’arbitre ultime de leur légitimité existentielle, tout en attaquant l’hégémonie de la médecine contemporaine. Les ressentis et le discours deviennent à la fois une trame suffisante pour garantir la catégorisation, tout en ayant besoin d’un critère de validité extérieure, médicale et juridique. Ces associations peuvent alors se révéler très militantes, proactives (lobbying militant, veille sanitaire et scientifique, groupes de soutien, thérapies alternatives) avec des effets d’identification, de reconnaissance et de conversion. Et cela peut contribuer à agglutiner des personnes dont la condition est l’effet d’une mise entre parenthèses de tous les facteurs sociaux de leur mal-être.

Ainsi, certains peuvent s’insurger que les jeunes filles ne soient pas suffisamment diagnostiquées « Trouble Hyperactivité / déficit de l’attention », ce qui constituerait à la fois une discrimination et un préjudice intolérables. Selon le Dr Anne Claret-Tournier, psychiatre à la Pitié-Salpêtrière (Paris), « le TDAH serait à 80 % d’origine génétique » - affirmation que tout généticien sérieux appréhendera comme il se doit…-, mais « les femmes auraient besoin de plus de facteurs génétiques et environnementaux pour répondre aux critères diagnostiques ». Et d’après Mme Christine Gétin, présidente de l’association HyperSupers TDAH France, « dans notre société patriarcale, on attend moins de la part des filles sur le plan scolaire, alors que tout le monde se mobilise pour un garçon ». En conséquence, revendiquer un diagnostic d’hyperactivité devient un élément de résistance face aux normes hétéro-patriarcales…

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D’un côté les enjeux de l’attention sont naturalisés. De l’autre, la pseudo-politisation consiste à faire du « sous-diagnostic » féminin une perte de chance systématique, sur un mode marketing. Pourtant, les chercheurs ayant un minimum de rigueur scientifique sont conscients des déterminants sociaux concernant le développement des fonctions attentionnelles. Ainsi, les dispositions à la concentration scolaire dépendent en grande partie des conditions familiales, avec notamment des modalités de socialisation différenciées en fonction du genre de l’enfant.

Plutôt que de s'attaquer aux déterminants politiques, aux inégalités sociales, aux constructions précoces d'une virilité qui en passe notamment par la valorisation de l’agitation motrice, il faudrait avant tout « naturaliser » et médiquer : les filles devraient être diagnostiquées et traitées comme les garçons, en recevant des psychotropes dès qu’une difficulté se présente…Décidément, le sexisme devient un argument de vente très porteur, avec une véritable instrumentalisation du féminisme – les mêmes polémiques se déploient d’ailleurs dans le champ de l’autisme, où les discriminations de genre sont dénoncées alors même que, sur le plan épidémiologique, les cas les plus « graves » concernent majoritairement des garçons, notamment du fait de certaines vulnérabilités génétiques spécifiques…

En parallèle, une hausse très significative des passages à l’acte auto-agressifs est constatée chez les adolescentes depuis plusieurs années. Ainsi, entre 2021 et 2022 les hospitalisations pour tentatives de suicide ont augmenté de 63 % pour les 10-14 ans et de 42 % parmi les adolescentes de 15 à 19 ans. Faut-il écraser ces jeunes filles avec des traitements médicamenteux ? Réduire cette expression symptomatique à des dérèglements neurobiologiques ? Ou au contraire considérer ce symptôme collectif comme l'expression d'un trouble partagé, qui dénonce un certain climat oppressif ? Au-delà des enjeux mimétiques, cette tendance lourde ne devrait-elle pas être considérée comme un signal d’alerte par rapport à des facteurs sociaux de mal-être ?

De fait, il existe par exemple une corrélation entre les gestes auto-infligés et la fréquentation des réseaux sociaux. Car ceux-ci diffusent un cadre très normatif de la féminité, encouragent les comparaisons permanentes, contribuant à fragiliser l’estime de soi. Les adolescentes ont ainsi tendance à porter un regard assez impitoyable sur elle-même, et à s’enfermer dans des processus d’autodénigrement. En arrière-plan, les exigences de performance scolaire ou de conformité aux modèles dominants peuvent être perçus comme inflexibles et inatteignables. D’où la prégnance des angoisses de performance, de l’épuisement, de la tendance à se consumer…

Mais bon, le scandale, c’est que les jeunes filles ne soient pas sous amphétamines….

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En définitive, on peut tout à fait percevoir ce qui se profile à travers la conjonction des revendications de certains mouvements militants, du travail de lobbying intensif de groupes d’intérêts, des réformes politiques néolibérales et des conceptions de certains secteurs de la recherche biomédicale : un modèle neuro-essentialiste, dans lequel l’individu ne serait qu’une monade gouvernée par ses gènes, n’ayant comme finalité que de faire valoir ses intérêts et droits individuels ou communautaires sur un marché concurrentiel et dérégulé.

Dès lors, la priorité est d'identifier, de trier, et de définir des filières imperméables, afin de purifier et d'éviter les contaminations - ce qui n'est pas sans exhumer certains remugles historiques...Voici par exemple les craintes exprimées par les Dr Dechaume et Girard en 1946, concernant les institutions en charge de l'enfance irrégulière : « Le grief le plus grave que l'on puisse faire à ces institutions réside dans l'absence de triage des mineurs qui leur sont confiés. [...] Il ne s'agit plus d'institution publique d'éducation, mais d'institution publique de contamination. »...Instaurons donc un séparatisme d’État, pour préserver l'ordre moral et éviter que les adolescents soient contaminés par les germes de la sédition. Préservons les jeunes générations de fréquenter ces réactionnaires fascistoïdes qui moisissent dans leur quarantaine nauséabonde de non-mixité choisie à Stanislas !

Paradoxalement, certaines formes de contagion prennent aussi la forme d’une « enclosure » identitaire a priori ; chacun serait effectivement, dès la naissance, enfermé dans une identité figée, incluant d’office dans une communauté spécifique tissé par la « mêmeté », avec un sentiment d’appartenance restreinte et des intérêts exclusivement catégoriels, sans prise en compte de l’historicité, des dynamiques complexes de subjectivation et d’excentration du soi. A partir de là, il n’y aurait plus qu’à revendiquer des Droits en rapport avec une assignation, donnée une fois pour toute, sous la forme d’un destin. Dans cette logique, la société n’a plus qu’un rôle de reconnaissance, de validation et de mise à disposition de prérogatives communautaires …Sur un marché libre et autorégulé, chacun pourra donc s’inscrire dans une catégorie identitaire préfabriquée, ouvrant droit à des prestations spécifiques, en faisant l’impasse sur les vertiges de la subjectivation (Qui suis-je ? Quels sont mes désirs et mes aspirations ?….) et sur « l’Abîme/Sans-Fond/Chaos » (Castoriadis) qui nous constitue inévitablement. Dès lors, le sujet, se maintenant dans la passivité d’un « désir d’état » (Castoriadis), n’existerait plus en tant qu’être singulier ayant à se nouer à du collectif. Ce qui, dans le même temps, signifie la destruction tant du politique que du commun. Pourquoi chercher à faire société, à tisser du lien par-delà nos différences, à dégager des horizons partagés, quand chacun se trouve réduit d’emblée à une constellation identitaire fermée, privatisée, et déconnectée de la Polis, c’est-à-dire d’une organisation humaine et sociale visant à instituer un devenir commun ?

En créant ainsi ces catégories « contagieuses » et ces communautés d’intérêt sur la base d’un diagnostic neuronal, on empêche de facto toute émergence d’une citoyenneté véritable, laquelle impliquerait la reconnaissance à la fois d’une irréductible singularité, mais aussi, et surtout, le fait d’être un individu parmi d’autres au sein d’un espace commun élargi, ayant le même besoin de reconnaissance et de sécurité, la même dignité, des possibilités réelles d’émancipation et d’autonomie en dépit de ses différences ; et ayant à se préoccuper d’un devenir collectif, indépendamment de sa situation propre, de sa « neuro-identité », de son appartenance identitaire à telle ou telle catégorie nosographique.

Le contraire reviendrait à instaurer une forme de neuro-gouvernementalité et de séparatisme identitaire, consistant à gérer des groupements affiliatifs fermés, constitués sur la base du mythe d’un fonctionnement cérébral commun, à travers la mise à disposition de prestations spécifiques. Ainsi, les orientations contemporaines en termes de prise en charge du handicap sont éminemment paradoxales : d’un côté, on abrase toute forme de singularité, au profit de catégorisations censées être homogènes (les Autistes, les Hyperactifs, les Hauts Potentiels, etc.) ; de l’autre, on prône une inclusion normative pour tous, ce qui signifie au fond le droit à se positionner au sein d’un marché dérégulé de l’offre et de la demande, afin de faire fructifier son capital neuronal spécifique.

Illustration 6

Car dans la réalité, cette « politique inclusive » ne prétend pas réellement faire société avec tous, en intégrant l’altérité de chacun : il s’agit davantage d’ouvrir un marché de la différence, au sein duquel chacun aura une place prédéfinie, avec des possibilités de rentabilisation en arrière-plan du fait de l’intervention de prestataires privés répondant à une demande pré-calibrée en amont du fait de configurations neuronales ségrégatives.

Voici donc l’idéologie sous-jacente : nous n’avons pas le même cerveau, nous ne pouvons pas réellement nous comprendre, et nous avons des intérêts spécifiques et cloisonnés. Nous nous donnons l’illusion de cohabiter au sein d’une sphère d’inclusion, qui doit cependant être délimitée par des espaces de non-mixité et des dispositifs distinctifs pour chaque catégorie de fonctionnement cérébral.

On en arrive alors à une véritable « reformulation ontologique et épistémique de phénomènes humains et sociaux ramenés à des mécanismes neurobiologiques ». A travers ces conceptions, les êtres humains ne dépendraient que de structures cérébrales stabilisées il y a 50 000 ans, avant l’émergence des organisations sociales complexes, et l’influence des contextes socio-politiques et interactifs ne serait donc que marginale dans le développement individuel. Au fond, ce type de théorisation implique une représentation uniquement cérébralisée de l’humain en général et du « self » en particulier, « entraînant un raz-de-marée neurocentriste». En conséquence, ce neuro-essentialisme amène d’un côté à « désocialiser les identités, les parcours de vie des individus et, par extension, leur prise en charge par les institutions sociales » et de l’autre à naturaliser les faits sociaux, qui ne seraient plus que l’expression de la constitution biologique des sujets. Dès lors, cette « cérébralisation du sujet » constitue en soi une forme de mutation anthropologique, car elle modifie radicalement la conception de la spécificité humaine, de la subjectivation, mais aussi des pratiques politiques de gouvernementalité. Car désormais, il s’agit de plus en plus d’envisager la gestion de groupes identitaires caractérisés par leurs particularités neuronales, par leurs « sois neurochimiques » (N. Rose). « Les neurosciences induiraient ainsi de nouvelles formes de vie « neuro-sociales », par des « effets de boucles » (Hacking) qui façonneraient les identités et l’agentivité des individus dans le registre du cérébral » (Panese, Arminjon, Pidoux).

Or, le fait qu’un enfant soit marqué dans son développement par un facteur génétique n’oblitère la possibilité d’une histoire ouverte à l’indéterminé et aux contingences existentielles, au-delà de la causalité exclusive et saturée qu’impose la prédiction. Tout positionnement éthique authentique impliquerait au contraire de pouvoir envisager l’imprévu et l’événementiel, les effets de bifurcation et de créativité, afin de réinscrire l’enfant dans tous les paramètres de son devenir. Là se situe l’espace et la temporalité de l’espoir et du soin mais aussi de l’histoire et de la politique…

« Le libre arbitre n’existerait pas. L’être se définirait par rapport à ses cellules, à son hérédité, à la course brève ou prolongée de son destin…Cependant il existe entre tout cela et l’Homme une enclave d’inattendus et de métamorphoses dont il faut défendre l’accès et assurer le maintien » (René Char, Feuillets d’Hypnos)

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