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Billet de blog 19 mai 2024

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Riveraines

La pièce « Riveraines » crée par la compagnie « Mi-Fugue-Mi-Raison » est une restitution documentaire, poétique et cinglante, qui permet de mettre en lumière les trajectoires migratoires de femmes enceintes ou mères de très jeunes enfants ainsi que les dysfonctionnements systémiques du monde médico-social auxquels elles sont confrontées. A voir absolument !

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ça prend l’eau de partout, et ça va finir par se voir….

La précarité, la souffrance, l’esseulement…Le mépris, l’invisibilisation, l’indifférence ou l’abandon…La dégradation accélérée des institutions d’accueil et de soins. Tout cela on l’oublie, on l’enfouit. Jusqu'à ce que cela commence à refluer. A défaut de voir et d’entendre les personnes affligées, à défaut de prendre en considération les témoignages et les retours de terrain, ce sont alors les chiffres qui en arrivent à alerter…On ne peut plus se voiler la face, c’est là. Froidement. Cyniquement. 


En octobre 2023, près de 3000 enfants étaient à la rue, dont presque 700 âgés de moins de 3 ans, soit une augmentation de plus de 40% par rapport à l’année précédente. Des chiffres inédits, qui témoignent du basculement dans la précarité de nombreuses familles, et de la saturation des services d’urgence. Et ces statistiques ne donnent qu’un aperçu amoindri de la réalité, puisqu’il s’agit du nombre d’enfants dont un parent a réussi à joindre le numéro d’urgence 115 sans obtenir d’hébergement. Or, beaucoup n’essaient pas, ou plus. Tragique réalisme de la résignation, quand les services restent injoignables, quand les lieux d’accueil disparaissent, quand les solutions n’existent plus. Vive le réarmement démographique !

En 2020, selon l’Agence Régionale de Santé, onze maternités en Île de France signalaient au moins une sortie à la rue par semaine. Au niveau régional, 3000 femmes avec nouveau-né se trouvaient ainsi dans cette situation indigne, avec une augmentation de 50% par rapport à 2016.  Ainsi, dans la "Start Up Nation", il est explicitement documenté que des femmes enceintes ou de jeunes mères sont laissées dans des conditions de survie absolument intolérables, occasionnant une détresse psychique évidente (vie à la rue enceinte ou avec un nouveau-né, dans des hôtels sociaux à la nuitée, avec de nombreuses ruptures d’hébergement…). Les conséquences de ces délaissements tragiques pour la santé maternelle et infantile sont évidemment massives, et commencent à alerter les pouvoirs publics. 

Ainsi, les résultats d’une enquête parue début 2021 révèlent que le suicide serait devenu la première cause de mortalité maternelle, avec une surreprésentation chez les femmes pauvres et immigrées. Par ailleurs, les services sanitaires alertent en vain sur la recrudescence de la mortalité infantile, avec notamment une surmortalité en Seine-Saint-Denis : 4,8 ‰ contre 3,2 ‰ en France métropolitaine. Enfin, les répercussions à plus long terme sur le développement des enfants paraissent également très préoccupantes. Dans les services de pédopsychiatrie, nous accueillons de plus en plus d’enfants présentant précocement de graves troubles développementaux, dont les rapports avec la précarisation de leurs conditions de vie périnatale semblent évidents. Par exemple, dans des conditions migratoires de plus en plus éprouvantes voire hostiles, les manifestations autistiques infantiles paraissent significativement plus sévères comparées à des groupes témoins, comme certaines études le confirment.


Cependant, le gouvernement insiste exclusivement sur le caractère neuro-génétique des troubles infantiles, négligeant totalement les facteurs d’environnement, le cumul des adversités, et les enjeux socio-politiques sous-jacents… Pourtant, sur le terrain, les institutions soignantes sont submergées, la détresse explose, et le désarroi se répand de façon inquiétante. De la petite enfance, en passant par l’adolescence ou les étudiants ; misère, détresse, affliction. Par exemple, d’après les statistiques de 2021 et 2022, les hospitalisations psychiatriques chez les filles de 10 à 14 ans ont augmenté de 246%, dont 2/3 sont en rapport avec des tentatives de suicide.

Au-delà des chiffres, il est sans doute indispensable de mobiliser des affects, afin que ces drames ne se délitent pas dans la froideur des statistiques et des rapports. Il faut témoigner, en réincarnant, en réinsufflant du vécu ; il faut que cela se partage à hauteur de personnes, de liens, de vie. Des corps, des parcours, des paroles, des silences. De l’espoir et du dépit. Dans cette perspective, le théâtre documentaire est un dispositif d’une grande puissance, permettant à la fois d’informer, de décrire, mais aussi de faire éprouver. 

Illustration 1

La compagnie « Mi-Fugue-Mi-Raison » présente ainsi la pièce « Riveraines », une « restitution documentaire, poétique et cinglante », qui permet de « mettre en lumière les trajectoires migratoires de femmes enceintes ou mères de très jeunes enfants ainsi les dysfonctionnements systémiques du monde médico-social auxquels elles sont confrontées ». Cette "œuvre outil" s’est construite après deux ans d’enquête, en lien étroit avec les professionnelles et les femmes accueillies par le réseau SOLIPAM (Solidarité Paris Maman). En l’occurrence, cette association financée par l’ARS a permis aux créatrices du spectacle de s’immerger dans le quotidien du travail d’accompagnement : accueils téléphoniques, réunions d’équipe, interventions, improvisations, bricolage, ras-le-bol, colères…mais aussi entre-aide, solidarité et convictions. Chaque jour, la petite équipe de ce réseau de santé en périnatalité œuvre activement pour défendre les droits des femmes enceintes en situation de grande précarité.


Ce qui n’empêche pas l’indignité et l’abject… L’impuissance et la colère… Là, c’est aussi la réalité des traumatismes qui peut se dire. Des paroles cinglantes, des douleurs, des parcours semés de violence. Survivre, se battre, recommencer. Les transports, l’administration, la banalité des maltraitances, les abus de pouvoir, les refus, les refus, les refus…Se déplacer, partir, revenir. Traverser. Nomades d'un territoire rejetant. Ne sommes-nous que des patates chaudes, brûlantes, incandescentes ? Quelles voix pour en témoigner, pour le raconter ? Une polyphonie. C’est ma vie, c’est mon quotidien. C’est ce que j’ai traversé. Exclusion, incompréhension. On me disperse, on me trimballe. On me renvoie. Je cours. Je m’accroche. Épuisement. Un peu d’écoute, un peu de repos. J’ai besoin d’un havre. Vous allez me détruire, moi et mon enfant. Pourtant, la France, j’y crois…Nous sommes les femmes dans vos rues, nous portons vos nouveaux-nés. Mais nous nous retrouvons face à des murs, face aux incohérences et aux riens. Nous avons traversé l’enfer, des choses que ne nous pourrons même pas nommer. Vous ne pouvez imaginer. De toute façon, vous ne voulez pas savoir. Mais maintenant, nous sommes là, nous errons, nous cherchons la lumière de l’hospitalité ; un asile, une main tendue ? Nos paroles, elles vous blessent ? Nos mots tourbillonnent et jaillissent…Et les professionnelles ont parfois l’impression de se noyer. Comment ne pas être submergé, quand les limbes s’imposent sans cesse ?  On subit, on se relève, jusqu’à…

Illustration 2

Alors, le théâtre permet de toucher, un peu, d’être touché, traversé, un peu. Une expérience qui soulève. Voilà, vous savez, un peu. Vous ne pouvez plus ignorer, un peu. De dialogue surréaliste en situation kafkaïenne, vous êtes plongés. Un peu. C’est pas possible. Rire ? Pleurer ? Mais le malaise et la nausée, qu’est-ce qu’on en fait ?


Ne vous inquiétez pas, on va accueillir les JO ! On vide les squattes, on expulse les migrants. On assainit. Les hébergements, ce sera pour les touristes, pour la grande fête du sport. On rénove, on nettoie. Vous n’aurez plus à voir. On va vous épargner. Tous ensemble ! Pensez néanmoins à vous organiser pour les transports. Est-ce que le prix de la pipe va aussi augmenter ? 

Mais la pièce « Riveraines », elle, n’épargne personne. Pas de pathos, mais du réel. De la lutte, de la résistance. Des larmes, car elles sont nécessaires. Des cris aussi. Sans négliger quelques fragments de beauté et d’humanité. 
Prenez tout cela dans la gueule, ingurgitez votre dose d’intranquillité. Puisqu’il faut bien pointer et condamner. Voilà, ce monde de la misère invisible est là, devant vous. Ces femmes existent, bien que personne ne s’arrogera le droit de parler à leur place. La pièce ne prétend pas les incarner ou les interpréter Mais elle donne corps. Ici, pas de condescendance ou de misérabilisme. Des fragments de parcours. Des bouts de trajectoire ; des déambulations. On ne pleure pas les victimes, on ne promet pas d’élans caritatifs ni de grands discours. Pas de baume. On se confronte à la réalité de notre société, à notre participation, à nos négligences et à nos compromissions. A sec. Voilà la puissance du théâtre documentaire ; à chacun de réagir selon sa conscience. 


Sur scène, les quatre actrices croisent avec brio les situations, les éprouvés et les indignations. Elles rendent visibles, sans atténuer l’effroi, ce qu’on ne veut plus percevoir - et encore moins ressentir. Et, pour ce faire, elles sont accompagnées de professionnelles de SOLIPAM, afin de donner encore plus de densité aux vécus. Sans faux-semblant ni idéalisme. Car, à travers le théâtre, il s’agit bien d’hybrider le témoignage, l’art, la recherche, le militantisme, la poésie, le politique. La pièce a d’ailleurs été présentée dans diverses institutions, dans des universités, dans des festivals, avant de se poser à la « Reine Blanche » du 14 mai au 15 juin, avec des rencontres en bord de plateaux, une exposition photographique, etc. 

Illustration 3

Comment ne pas vous encourager à soutenir cette remarquable création? Allez, acceptez de ressentir dans vos tripes, d’être altéré et de sortir de l’indifférence. Après, c’est plus pareil, définitivement. Dès lors, que faire ?

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