Bonjour à tous ! Après les désordres de la dernière session, on doit se remettre sérieusement au boulot. Didier Salon-Macraud enfile ses lunettes en demi-lune, rabat une longue mèche latérale sur son crâne chauve, et se racle sa gorge. "Chers experts de la « Commission chargée de la catégorisation infantile, du tri et de la mise en filière », votre tâche est harassante, mais on en voit bientôt le bout. D'ores-et-déjà, vous pouvez être fiers de votre pugnacité et de votre intransigeance. Allez, encore un petit effort pour devenir de véritables agents de l'ordre, validés par l'épreuve"
Et qui se ramène maintenant avec son air hagard et sa cicatrice ostentatoire au front ? Une véritable star, j’ai nommé : Harry Potter.
Un enfant de l’abandon, délaissé par des parents qui ont préféré contester et s’opposer plutôt que d’élever correctement leur rejeton, en respectant l’ordre dominant. Un enfant ingrat, non content d’être recueilli par les nobles et méritants Dursley, une famille d’accueil exemplaire, normale sous tout rapport. Pourtant, il est bien confiné dans un placard sous l’escalier, de façon à contenir sa pulsionnalité débordante, sa créativité, son imaginaire, son aspiration à découvrir le monde…Non content de son sort, drapé de mépris et de suffisance, le voilà qui cherche néanmoins à s’évader d’un quotidien médiocrement étriqué, en investissant un monde magique.
« Son imagination l’avait trompé, il ne voyait pas d’autre explication possible »
Heureusement que l’oncle Vernon Dursley rappelle à ce jeune rêveur de ne pas prendre des vessies pour des lanternes et lui inflige une bonne leçon de réalisme, grâce à son bon sens : « Et voilà mon garçon, dit-il. La voie 9 est ici, la voie 10 juste à côté. J’imagine que la tienne doit se trouver quelque part entre les deux, mais j’ai bien peur qu’elle ne soit pas encore construite » …A contrario, le jeune Potter subit l’influence néfaste de pédagogues laxistes et subversifs, contribuant à faire germer cette mauvaise graine - à l’instar de ce Dumbledore, qui peut tenir ce genre de propos inconsidérés : « « L’âge mûr devient sot et négligent lorsqu’il sous-estime la jeunesse »…
Potter, un enfant différent, divergent, provoquant. Un enfant à l’imaginaire débordant, s’inventant sans cesse un univers fantasmagorique, empli de magie et de sortilèges, pour échapper à sa misérable condition de paria. Adepte du principe d’enchantement pour fuir ses failles et ses carences…Animé par le désir de savoir, de comprendre, d’affronter. Illuminé par le mystère des origines, ne se contentant pas des vérités toutes faites et des compromissions.
Pauvre diable qui se prend pour l’élu…en pleine confusion identitaire. Par charité, on l’envoie dans un patronage philanthropique pour mineurs délinquants inéducables ; et lui, il s’imagine être dans une école de Magie…
« En tout cas, c'est chez eux que tu vas, répliqua Pétunia avec délices. Une école spéciale pour les monstres. Toi et ce petit Rogue...Des cinglés, voilà ce que vous êtes, tous les deux. Heureusement qu'on vous sépare des gens normaux. C'est pour notre sécurité à nous ».
Il prend ses rêves pour la réalité, il croit affronter les forces du mal, le seigneur des ténèbres. Il lutte juste contre son caractère dépressif et son imaginaire maladif, incapable de faire la différence entre ses fantasmes morbides et la réalité à laquelle il refuse de s’adapter. La vie n’est pourtant pas un jeu avec des oscillations permanentes entre des productions oniriques et la morosité du quotidien !
Croit-il ainsi échapper à l’emprise des traumatismes transgénérationnels, à son sentiment de persécution et d’omnipotence ? Cet adolescent troublé, irascible, en quête identificatoire. Son monde est incertain, en permanence ; tous les repères bougent, vacillent, se transforment, d’abord aux marges, puis de plus en plus fondamentalement. Or, ce petit présomptueux pense voir et comprendre, là où nous serions aveugles ; il percevrait ce qu’il y a en dessous, ou au-delà des apparences. « La vérité, soupira Dumbledore. Elle est toujours belle et terrible, c’est pourquoi il faut l’aborder avec beaucoup de précautions … ». Mais Mr Potter veut tout savoir maintenant, tout de suite, veut empêcher, veut affronter l’ombre du trauma.
On le lui répète, pourtant : « Quand tu seras plus grand… Je sais que tu n’aimes pas ce genre de phrase… Disons plutôt que quand tu seras prêt, tu comprendras » …
Il ne peut attendre, cet adolescent instable et impatient. Et puis, il fait sans cesse tomber les adultes responsables de leur piédestal ; il déjoue les idéalisations et les illusions. Les voilà indifférents, hostiles, voire veules. Ils se révèlent décevants, faillibles. Ils se trompent. Or, ce monde, violent, haineux, implacable, n’est-il pas la représentation de la propre intériorité de cet adolescent torturé, en proie aux clivages et à la projection ?
A certains moments de sa « saga », Potter semblerait presque décrire le déploiement d’une organisation fasciste et totalitaire, avec des mesures autoritaires mises en œuvre pour asservir les « impurs » et les opposants, la mainmise sur la presse, la propagande, l’intimidation, l’instauration de procès ad hoc, des stratégies d’embrigadement, voire des formes de torture…Se prend-il pour un lanceur d’alerte, alors qu’il n’est qu’un tire-au-flanc, paresseux et réfractaire à toute forme de discipline ?...Cette dimension paranoïaque n’est que l’expression pathétique d’un refus de l’ordre, reflétant l’hypertrophie de son égo.
De fait, il se croit plus fort, invincible, parce qu’il aurait bénéficié de l’affection et de la tendresse de ses proches. « Avoir été aimé si profondément te donne à jamais une protection contre les autres… ». Tout cela ne fait qu’alimenter son narcissisme primaire, et il nous nargue avec son sentiment d’être élu par l’amour, d’être reconnu par la communauté des sorciers, et de pouvoir ainsi affronter la position dépressive, d’être capable de se désillusionner sans s’effondrer. Cela donne juste envie de l’annihiler ce sale prétentieux, de lui envoyer les Détraqueurs pour lui rabattre le caquet, ceux qui « jouissent de la pourriture et du désespoir, ils vident de toute paix, de tout espoir, de tout bonheur, l’air qui les entoure … toute sensation de plaisir, tout souvenir heureux disparaissent. Si on lui en donne le temps, le Détraqueur se nourrit des autres jusqu’à les réduire à quelque chose qui lui ressemble ».
Le Potter, il est juste taré, il délire à plein pot, complètement perché, avec ses résurgences hallucinatoires et ses deuils pathologiques ; « bien sûr que ça se passe dans ta tête, Harry, mais pourquoi donc faudrait-il en conclure que ce n’est pas réel ? » …
Caractère maussade, tendances paranoïaque et mégalomaniaque, probable bipolarité infantile avec trouble grave de la personnalité, perte du contact avec notre réalité, infantilisme morbide.
A interner à l’asile Sainte Mangouste, sous forte dose de normothymique, d’antidépresseur et de neuroleptique. En isolement et contention si besoin. Un cocktail qui devrait permettre à Mr Potter d’arrêter de délirer, de regarder en face la misère de son existence et d’exprimer un peu de gratitude envers ceux qui acceptent d’entretenir un tel déchet.
Heureusement, à la fin de la saga, Harry Potter reprendra enfin un mode de vie « normalisé », comme tout le monde. Après ce craquage adolescent, il se réadapte, rentre dans le rang, forme une famille bien bourgeoise comme il faut, reproduit, s’inscrit dans une rassurante banalité. Voilà, ses secteurs fous, déséquilibrés, lucidement persécutifs, contestataires, ont été rabroués, lessivés. Il a perdu toute créativité, tout élan. Il est tout rigide, boursouflé de conformisme ; un bon faux-self comme on les aime…
Mais on a encore du boulot, du dossier à traiter à la chaîne. Allez, on doit poursuivre notre œuvre civilisatrice ! Suivant !
Bart Simpson, dix ans. Impertinent, espiègle, attitude rebelle et manque de respect envers l’autorité, échec scolaire, à la limite de la déficience. « Va te faire shampouiner » ! L'insolent !
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Troubles des apprentissages, de l’attention et du caractère. Faiblesse d’esprit.
Une constitution défaillante du fait de son patrimoine génétique. Inadaptation socio-affective, analphabète fonctionnel, perversion instinctive. Hérédité dissimilaire dégénérescente.
Comme il l’énonce lui-même : « À l'intérieur de tous les plus grands serial killers bat le cœur d'un garçon de 10 ans ». Il ne peut vivre qu’en parasite, et ne respecte même pas sa propre famille : « Lisa, tu as l'intelligence et le talent pour aller aussi loin que tu le souhaites. Et quand tu y seras parvenue, je serai là pour t'emprunter de l’argent ».
Ce gamin est une graine de tumulte ; et il appuie parfois là où ça fait mal. Il faut qu’il se taise, et qu’il rentre dans la normalité acquiesçante.
Commençons par le punir, des lignes et des lignes pour qu’il ravale son impertinence
« Je ne provoquerai pas la révolution. »
« Je parlerai même en l'absence de mon avocat. »
« Je n'irai pas loin avec une telle attitude. »
« Je n'ai rien vu dans la salle des professeurs. »
« Le serment d'allégeance ne finit pas par 'Vive Satan'. »
« Je ne fêterai pas les événements sans importance. »
« Je n'enverrai plus de saindoux par la poste. »
« Je ne badigeonnerai pas au savon les autorisations de sortie. »
« "Racketeur" n'est pas un choix de carrière admissible. »
« Le gaz neurotoxique n'est pas un jouet. »
« Scalper n'est pas une tradition américaine. »
« Je ne suis pas mon frère jumeau disparu depuis longtemps. »
« Je n'ai pas appris tout ce que j'aurais dû à la maternelle. »
« Je ne cacherai pas le Prozac du prof. »
« "C'est la faute du président" n'est pas une excuse. »
« Les brûlures indiennes ne font pas partie de notre héritage culturel »
« Je n'étais pas le sixième Beatles »
« Je ne fournirai un échantillon d'urine que si on me le réclame. »
« L'infirmière n'est pas un dealer »
« Je ne publierai pas l'état de solvabilité du principal »
« La génétique n’est pas une excuse »
« L'école n'a pas besoin d'un "changement de régime." »
« Le réchauffement planétaire n'avale pas mes devoirs »
« Les pèlerins n'étaient pas des immigrés clandestins »
« La prospérité est au coin de la rue »
« Jésus n'est pas fou, son anniversaire est à Noël »
« Je n'ai pas vu la prof pointer au chômage »
« Prince n'est pas le fils de Martin Luther King »
« L'école ne tombe pas en ruines »
« Mon attitude avant Noël aide l'industrie du charbon »...
Bon, ça suffit, qu'il la boucle !
Et après cela, on peut encore dire que la vérité sort de la bouche des enfants ?!
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Il faut le faire taire, le contenir ; écraser son insolence. Faites-le ployer, empêchez-le de bouger. Qu’il en bouffe de la culture de l’entrave !
Puis on l’envoie directement en Camp de Rééducation Intensive, et on le shoote s’il résiste.
Alors, qu'est-ce qu'on a maintenant ?
Encore un gosse des rues ?! Mais ils sont combien à crécher sous les étoiles ? – environ 3000 en France…Alors, celui-ci c’est « Le Kid » de Charlie Chaplin, lequel a su en six bobines donner un condensé saisissant de l’enfance ; « Un film avec un sourire, et peut-être, une larme ». Le petit Jackie Coogan, âgé de 6 ans, est sans doute une réplique miniature de Charlot, avec sa grande casquette et son pantalon trop large. D’ailleurs, Charlie Chaplin évoque ainsi sa propre enfance : « j’avais l’impression d’être Oliver Twist »…
Voici donc l’histoire d’un chérubin abandonné près d’un tas d’ordure, précocement perverti par le clochard qui le recueille et l’exploitera pour ses pitoyables larcins.
Là se déploie pourtant une rencontre décisive, qui humanise ce nourrisson délaissé, le fait passer du stade de déchet à celui d’enfant, adopté, nommé, reconnu, aimé. Deux êtres qui s’apprivoisent, qui tissent de la familiarité, qui s’identifient, qui s’altèrent.
Le vagabond maladroit et instable fait finalement preuve d’une remarquable ingéniosité pour faire face aux contraintes du quotidien avec un enfant. On le voit construire, tâtonner, pour investir sa place de parent adoptif, et tisser un lien chargé d’affects et de connivence. Mais a-t-il suivi un programme validé de réhabilitation des compétences parentales ?
L’enfant incarne à la fois l’innocence, victime d’une société inhospitalière, mais aussi la roublardise et l’espièglerie. Au contact de cette figure vagabonde d’attachement et d’identification, le mimétisme opère, et le gamin semble s’imprégner des allures et des postures déséquilibrées de Charlot. Toute filiation n’est jamais qu’une adoption. A l’instar de son père, il doit se débrouiller, lutter pour survivre dans un environnement hostile. Cependant, il exprime également sa vulnérabilité et son désarroi, verse des larmes, se cramponne à ses jouets…
Mal socialisé, traînant sur l’asphalte des trottoirs, les quartiers populaires, la bohème dévergondée. Lien affectif instable envers un voyou aux mœurs dégénérés. Envers un homme qui pleure, qui déploie de louches capacités maternantes, et affirme une parentalité en lutte contre les normes sociales et la bienséance. Autour d’eux, l’atmosphère des bas-quartiers, silhouettes voûtées, regards perdus, corps recroquevillés…La marginalité des déshérités, des pauvres, des exclus. Et des barrières infranchissables, réelles et intériorisées, cloisonnent le monde des élus, des nantis, et celui des laissés-pour compte. Vous avez dit séparatisme ? Les clivages sont bien là, dans la topographie de la misère urbaine, dans la pesanteur des déterminismes, et dans la toile de fond d’un impitoyable darwinisme social. Enfin, il faut bien le reconnaître, tout cela n’est que le fruit de la sélection naturelle et d’un eugénisme éliminant les détritus au profit des performants. Ce n’est que le mérite, et la hiérarchie neuro-génétique qui se réalisent, en donnant à chacun sa place.
Et ce n’est pas l’ironie socratique du Charlot qui va déconstruire cette réalité ! Lui, il rêve, il fantasme de replonger dans un temps ataraxique, tissé d’insouciance et de fainéantise. Il se plonge dans l’enfance, renoue avec l’innocence et l’esprit primesautier. La chorégraphie de ses mouvements le décentre en permanence, le déséquilibre ; chaque instant est un pas-de-côté qui contourne la réalité.
Mais la nécessité de survivre au quotidien est bien là…Le Kid est condamné à la débrouille, à la bagarre, aux illusions de la solidarité populaire. Il brise des vitres pour fournir du travail à ce « père » adoptif, vitrier ambulant. Il se bat, il ne se laisse pas marcher sur les pieds, il résiste, il insiste. Probable trouble du caractère et des conduites. Heureusement, les services sociaux interviennent, pour protéger le gosse de ces déplorables influences et le conduire à l’orphelinat où, à défaut d’amour, on le normalisera. Mais ils fuguent, ils luttent, se réfugient dans un centre pour sans-domiciles. Heureusement, des citoyens responsables les dénoncent ; on les traque, on les rattrape.
Le directeur de l’orphelinat, son employé et le médecin symbolisent la société dans ce qu’elle a de plus inhumain et bureaucratique. Ils appliquent, ils honorent le règlement, sans craindre de persécuter les faibles et les démunis. Il faut faire respecter l’ordre, garantir la sécurité, redresser !
Cependant, le burlesque ressurgit, toujours, en contrepoint des tensions dramatiques. Malgré ses maladresses et ses pitoyables pantomimes, Charlot se démène, et il déploie une force inouïe pour retrouver son enfant.
« Dans la scène de séparation du gosse qu’on lui enlève, et qu’on met dans une voiture, Chaplin revécut sa propre enfance et atteignit le plus haut sommet de l’intensité dramatique. L’égarement qui passait alors sur son visage le portait au comble de l’art et de la sincérité. L’optimisme profond de son film fut moins dans une “fin heureuse” que dans son énergie. Charlot ne se laisse pas enlever l’enfant, il court sur les toits, il rattrape, dans une rue voisine, le camion ravisseur... Comme le disait Chaplin devant l’aveugle du pont de Westminster, le pire malheur c’est la résignation. Son idéal est la lutte » Georges Sadoul, Vie de Charlot, Éditeurs français réunis, 1952, Lherminier, 1978
Voilà donc la terrible illustration d’un enfant livré au bitume comme terrain de jeu et de vie, plongé trop tôt dans le féroce théâtre de la vie. Perverti par la misère et les affects. Sa saine nature brisée, viciée, condamnée. Livré à une famille monoparentale recomposée, à une adoption officieuse, captif d’une une relation père-fils qui oscille parfois vers un rapport fraternel lorsque Charlot délaisse ses prérogatives patriarcales et éducatives pour entrer dans le jeu.
Retrouver sa mère embourgeoisée suffira-t-il à le restaurer dans un neuro-développement normatif ? Car il a pris goût aux déviances et aux provocations, à la liberté et aux échauffourées...
Préconisations : surveillance éducative et sociale intensive, centre de redressement, et évaluation neuropsychologique intensive pour voir s’il y a quelque chose à sauver…
Allez, qu'on apporte le cas suivant !
Voici venir une autre fillette indocile, Alice au Pays des Merveilles. Incarnation du merveilleux, de l'illogisme et de l'humour, qui subvertit les fondements rationnels de la réalité.
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Celle-là aussi refuse les règles et la grammaire. Elle rêve, joue, et dénonce nos conventions. Elle bouscule les évidences, à travers son émerveillement intempestif, sa capacité à se soustraire, à passer de l’Autre Côté (du miroir, de la logique, du système des rôles). Voilà, sa manière de résister ; elle discute, elle conteste et ouvre son caquet.
Les réalités apparaissent, mais pourraient être autres. A déconstruire. A questionner. A transformer. L’insouciance d’Alice fait apparaître le sens commun comme inféré et arbitraire. Les mots eux-mêmes se délitent, et il ne reste que des jeux de domination et d’emprise. Savoir et pouvoir.
« Lorsque j'utilise un mot, dit Humpty Dumpty avec mépris, il signifie exactement ce que je choisis qu'il signifie — ni plus, ni moins.
- La question est de savoir si vous pouvez faire signifier aux mots autant de choses différentes, dit Alice.
La question est de savoir qui est le maître, et rien d'autre, dit Humpty Dumpty »
Alice rencontre sans filtre la langue qu’on parle, qui nous parle, mais émancipée des situations qui pouvaient lui donner une forme de justification. Dès lors, la parole se désamarre et flotte, pur jeu d’allégeance.
Et puis, cette enfant bouge sans arrêt, se métamorphose. Elle consomme les lieux, les êtres, sans restriction pour ses « appétits curieux ». Elle ingurgite, encore et encore, curiosité et oralité toujours entremêlées. Un nourrisson avide, dévorant, insatiable. D’ailleurs, tout passe par la bouche. Elle grignote sans arrêt, absorbe dans une pulsion orale absolument débridée. Boulimie, Troubles du comportement alimentaire caractérisés.
Alors, Alice change de taille, ne sait plus qui elle est, n’arrive plus à reconnaître les parties de son corps comme lui appartenant. Inquiétante étrangeté, résurgence de sensorialités archaïques. Les corrélations coutumières sont comme mises en suspens par son expérience onirique, véritable réduction phénoménologique critique. Toutes ses impressions se succèdent, sans logique, dans la pure immanence de ses éprouvés perceptifs. Au milieu de cette dispersion, l’apparence et l’identité deviennent évanescentes et labyrinthiques ; le moi est aussi versatile que les rôles qu’on revêt, au gré des circonstances.
« Est-ce que, par hasard, on m'aurait changée au cours de la nuit ? Réfléchissons : étais-je identique à moi-même lorsque je me suis levée ce matin ? Je crois bien me rappeler m'être sentie un peu différente de l'Alice d'hier. Mais, si je ne suis pas la même, il faut se demander alors qui je peux bien être ? Ah, c'est là le grand problème ! ».
Tout est faux-semblant, artificialité, aléatoire. Des conventions branlantes, auxquelles on se raccroche par conviction. Pour rester dupe, sans l’être tout à fait… « Ce qu’Alice découvre au pays des merveilles, c’est l’arbitraire des mises en sens de la réalité. Elle y rencontre les choses-telles-qu’elles sont en usage dans sa société, mais sortie de leur contexte : rendues à leur aberration et leur insigne violence » (Sandra Lucbert).
Tous les personnages apparaissent alors dans leur contingence, tout en se prenant pour des vérités en soi. Comme nous, ils suivent la grammaire qui les gouverne, comme nous, ils possèdent les évidences et sont fanatiquement assurés de leur validité, galvanisés par leur croyance ; et « la hargne les prend dès qu’on cherche à distinguer la réalité derrière la-réalité-telle-qu’est-est » (Lucbert).
« Je suis tout à fait de votre avis, répondit la duchesse ; et la morale de ceci, c’est : soyez ce que vous voudriez avoir l’air d’être ; ou, pour parler plus simplement : ne vous imaginez pas être différente de ce qu’il eut pu sembler à autrui que vous fussiez ou eussiez pu être en restant identique à ce que vous fûtes sans jamais paraître autre que vous n’étiez avant d’être devenue ce que vous êtes. »
Et cette Alice, que représente-t-elle ? : la curiosité infantile qui vient titiller l’arrogance et les certitudes, qui vient démonter les montages artificiels du Vrai. Elle insiste, elle est résolue à demander l’explication des choses telle qu’elles sont censées être. En l’occurrence, l’enfance est une forme de résistance à l’aliénation, à la boursouflure des truismes hégémoniques. L’enfance creuse inlassablement les motifs, revient sans cesse à la charge, parfois en vain. Jusqu’au moment où cet entêtement devient subversif, en faisant émerger les automatismes, les servitudes paresseuses et les résignations. « Nul n’est plus rétif à la cuculisation que les enfants. Essayez donc le C’est comme ça sur les enfants : en fait d’obéissance, vous aurez des Pourquoi ? » (Lucbert).
En ce qui nous concerne, on s’est pourtant accoutumé à l’étrange et à l’incongru, on acquiesce à l’ordre du monde et à son arbitraire ; c’est comme ça, il n’y a pas d’alternative. Or, de l’autre côté du miroir, Alice nous fait apercevoir à quel point tout est composé-décomposable. Dès lors, le jeu exerce son empire et déconstruit l’autorité du jugement moral : « qui se soucie de vos ordres, vous n’êtes qu’un paquet de cartes ».
On la sermonne, on la gronde, on veut la façonner ; On pointe son désajustement permanent. Il faut qu’elle récite, mais elle fait tout de travers. Quand on est enfant, les adultes sont tous tarés, complètement siphonnés du ciboulot...
Or, « c'est peut-être l'enfance qui approche le plus de la vraie vie » (André Breton, le Manifeste du surréalisme). De fait, l'imaginaire dont Alice est porteuse conduit à compter Lewis Caroll parmi les ancêtres du surréalisme : « Tous ceux qui gardent le sens de la révolte reconnaîtront en Lewis Caroll leur premier maître d'école buissonnière »...
La puissance corrosive du rêve et de l’imaginaire…Tout est renversé, chamboulé. Il ne reste plus rien, à part l’arbitraire de règles factices dans leur prétention. La frontière entre le normal et le pathologique se dissout. La folie devient la norme.
« Ici, tout le monde est fou. Je suis fou. Vous êtes folle."
"Comment savez-vous que je suis folle ?" demanda Alice.
"Il faut croire que vous l'êtes, répondit le Chat ; sinon, vous ne seriez pas venue ici. »
C’est dit, elle est complètement barrée, à interner, et à attacher. Sans doute droguée, sous l’emprise de substances psychédéliques. Il faut la sevrer. Il faut la restreindre, il faut lui couper la tête, celle qui pense, qui ressent, qui questionne, qui renverse. Un traitement pharmacologique puissant, et des séances de sismothérapie - électrochocs pour les intimes - l’empêcheront sans doute de rêver / délirer / imaginer. Qu’on la ramène du bon côté du miroir, celle des stabilités chronométrées et des règlements bien cohérents !
Bon, on a bien bossé. On se rapproche de la fin, de l'accomplissement...Mais il nous reste encore quelques spécimens à expertiser.
A suivre...
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