Après avoir abordé certaines caractéristiques anthropologiques distinctives de notre humanisation, il s’agit désormais de déployer une perspective évolutionniste, de façon à mieux cerner l’émergence et l’emprise délétère des normes patriarcales
Alloparentalité et reproduction communautaire
Dans son ouvrage « Comment nous sommes devenus humains, les origines de l’empathie », l’anthropologue Sarah Blaffer Hrdy fait l’hypothèse que l’émergence et le développement des capacités humaines d’intersubjectivité, le partage des états mentaux, des ressentis et des expériences des autres, l’aptitude à participer à des activités collaboratives, avec des buts et des intentions partagées, les pulsions pro-sociales de notre espèce, etc., découleraient de conditions spécifiques de prise en charge des nouveau-nés et des bébés : la reproduction communautaire et la mobilisation de l’"alloparentalité".
Compte-tenu de certains facteurs évolutifs et environnementaux, nos ancêtres hominines du Pléistocène ont effectivement dû déployer un système d’échanges et d’aides mutuels, élaborant des systèmes de relations basées sur la confiance et la réciprocité, afin de pouvoir garantir la survie des enfants et la reproduction sociale.
De fait, sur le plan émotionnel et cognitif, les êtres humains sont prédisposés à maintenir des contacts sociaux, à échanger des affects, des biens, des services, etc.
« Sans cette capacité à nous mettre cognitivement et émotionnellement à la place de quelqu’un d’autre, à sentir ce qu’il sent, à nous intéresser à ses craintes, ses motivations, ses envies, ses chagrins, ses vanités et d’autres détails de son existence, sans ce mélange de curiosité et d’identifications émotionnelles aux autres, cette association qui correspond à la compréhension mutuelle et même parfois à la compassion, Homo Sapiens n’aurait pas du tout évolué »
Or, Sarah Blaffer Hrdy souligne à quel point ces dispositions ont été renforcées, progressivement « sélectionnées », du fait de la nécessité de soins communautaires prodigués par des "alloparents" pour prendre en charge les enfants en bas-âge, favorisant également des trajectoires développementales novatrices. En effet, pour des petits humains extrêmement vulnérables, « susciter les soins de sa mère aussi bien que ceux des autres membres du groupe était l’unique moyen (…) pour espérer rester en sécurité, être nourri, et par conséquent survivre ».
Ainsi, outre « le câblage rudimentaire nécessaire à l’engagement dans des relations intersubjectives », les capacités précoces d’imitation, l’intérêt empathique, et le désir ardent de se lier aux autres, il semble que les nouveau-nés humains ont développé des « aptitudes de plus en plus sophistiquées pour apprendre à repérer non seulement ce qui attire l’attention des autres, mais aussi ce qui leur plait ». Cette dépendance au groupe et la nécessité de développer précocement des liens d’attachement multiples et différenciés « entraina des pressions sélectives qui favorisèrent les individus les plus doués pour décoder les états mentaux des autres, et notamment déterminer qui pourrait les aider ».
Grandissant dès la naissance dans « dans le bouillon des sentiments et des désirs des autres » (Daniel Stern), les bébés du genre Homo, du fait de leurs conditions spécifiques d’éducation, ont finalement été « contraints » de développer une attitude plus persévérante et sophistiquée de surveillance des autres membres du groupe, une recherche avide des visages avec des observations prolongées, un décryptage de leurs expressions, un grappillage d’informations à propos de leurs états mentaux, etc.
« Peut-être dès -1,8 million d’année, les petits hominines furent pris en charge et nourris par tout un groupe de personnes, en plus de leur mère, et ce serait ces conditions particulières de leur éducation qui auraient ouvert la voie à l’émergence des singes émotionnellement plus modernes ». Dès lors, « la nécessité d’une assistance alloparentale transforma les pressions sélectives qui façonnaient notre espèce, et de cette façon modifia la manière dont les bébés se développaient puis dont les humains évoluaient ».
Contrairement aux autres grands singes, Sarah Blaffer Hdry souligne à quel point « l’engagement des mères humaines est conditionnel », dépendant à la fois de l’état affectif, de l’évaluation des caractéristiques particulières du bébé ainsi que de l’importance du soutien social anticipé – ce qui peut d’ailleurs conduire à des infanticides précoces....
Très précocement, les mères humaines vont confier leurs bébés, laisser d’autres membres proches du groupe les prendre et les porter. Ainsi, elles font preuve de la même hypervigilance que les grands singes, sans pour autant être hyperpossessives, ce qui suppose une confiance indéfectible vis-à-vis du collectif. D’emblée, les bébés humains sont confrontés à l’entièreté du monde social de leur groupe, exposés à des perspectives différentes, éveillés à des attitudes, des places, des styles singuliers, tissant des liens émotionnels multiples. Les mères humaines « comprennent aussi que leur bébé tire avantage à être présenté à sa communauté. En laissant les autres prendre son bébé, la mère signale clairement qu’elle et sa progéniture compteront sur l’aide du clan ». Ainsi, les petits humains bénéficient d’emblée d’une préoccupation alloparentale, d’une confiance partagée qui contribue à installer des « modèles fonctionnels internes » sécures envers le monde social.
Malgré la très lente maturation des enfants humains, une longue période de dépendance et des besoins excédants les capacités maternelles à y subvenir seule, l’espèce humaine a pu développer une hyperfertilité, associant notamment un faible intervalle entre les naissances et un sevrage précoce. Ces évolutions n’ont pu être soutenables qu’à travers un véritable investissement communautaire et intergénérationnel pour prendre soin des petits, allant de pair avec une adaptation de ceux-ci grâce à des « caractéristiques particulières destinées à attirer l’attention de membres du groupe susceptibles de s’occuper d’eux »
L’importance du soutien social dans le soin aux enfants est donc une caractéristique évolutive de notre espèce absolument incontournable, et reste tout à fait essentiel.
« Sans la présence des alloparents, il n’y aurait jamais eu d’espèce humaine ».
De fait, « dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs présentant des taux de mortalité infantile élevés, le soutien des alloparents ne faisait pas qu’améliorer la santé, la maturation sociale et le développement mental : il était primordial pour la survie des enfants ».
Au-delà des besoins physiologiques, le message transmis par ces soins attentifs partagés collectivement vient signifier ceci : « tu comptes pour nous, nous prenons soin de toi et nous continuerons à le faire ».
« Comme le partage explicite des états intentionnels devenait une force plus puissante au cours de l’évolution humaine, ce changement affecta aussi le système d’attachement parent-enfant, déplaçant le centre de la relation d’attachement vers les processus principalement intersubjectifs » (Karlen Lyons-Ruth)
Et, dès lors, « les petits humains jettent leurs filets plus largement pour se lier tant aux autres qu’à leurs mères, évaluant leurs intentions et apprenant de leurs actions » (Sarah Blaffer Hdry).
« A un certain moment au cours de l’émergence du genre Homo, les mères commencèrent à faire davantage confiance aux autres, en leur mettant dans les bras des bébés même tout petits, pour qu’ils les portent temporairement. Un petit pouvait ainsi se trouver séparés de sa mère pour des durées variables. Le bébé était donc d’autant plus incité à surveiller les endroits où se trouvait sa mère et à maintenir un contact visuel et vocal avec elle, et également d’autant plus motivé à être attentif à son état d’esprit, ainsi qu’à la bonne volonté de ceux qui pouvaient se trouver disponibles pour s’occuper de lui, lorsque sa mère y était peu encline (…). De telles séparations, ainsi que les défis chroniques qu’elles entrainent et les doutes qu’elles créent, ont conduit les petits singes pré-humains, déjà dotés d’un talent considérable pour décrypter (et même imiter) les expressions faciales des autres et munis de l’équipement neurologique rudimentaire pour lire dans les pensées, à consacrer encore plus de temps et d’attention à interpréter les intentions d’autrui, une activité qui en retour allait affecter l’organisation de leur système nerveux ».
Toutes les personnes impliquées dans ces soins partagés et susceptibles de devenir des figures d’attachement ont finalement été investies comme des « gardiens de sens », ou des donateurs du monde.
Et « la sélection naturelle conduisit à l’évolution de tendances cognitives qui encouragèrent davantage les bébés à surveiller et à influencer les émotions, les états mentaux et les intentions d’autrui. Ces caractéristiques qui aidaient les bébés à rester en lien avec les autres même lorsqu’ils n’étaient pas à leur contact direct facilitèrent la survie de ces petits si vulnérables ».
Ainsi, la qualité du réseau d’attachement d’un enfant est devenu un prédicteur essentiel du développement socio-émotionnel ultérieur, au-delà même de la survie.
« Les bébés élevés par plusieurs personnes grandissent non seulement avec un vrai sentiment de sécurité, mais en ayant des capacités mieux développées et renforcées pour voir le monde sous différentes perspectives ».
Sarah Blaffer Hdry insiste sur l’importance pour les enfants d’interagir avec des pourvoyeurs de soins plus âgés, plus expérimentés, afin de bénéficier de nouvelles dimensions affectives et cognitives dans leur vie sociale. Dans cette éducation communautaire et intergénérationnelle, l’importance du soutien de la famille maternelle, des grand-mères, et des « femmes post-ménopausées altruistes » aurait ainsi été décisive. Ainsi, en plus de l’allongement de l’enfance, un des traits distinctifs de l’histoire humaine serait constitué par « une plus vaste mosaïque de caractéristiques propres à chaque cycle de vie », ayant co-évolué avec la reproduction communautaire. Dans ce cadre, « le soutien complémentaire offert par la famille matrilinéaire présente à proximité aurait permis aux jeunes mères de se sentir davantage sécurisées, et aurait encouragé le type de confiance interindividuelle indispensable pour que les mères hominines veuillent bien partager avec d’autres les soins nécessités par leurs petits ». Sarah Blaffer Hdry souligne que nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, au lieu d’être naturellement et exclusivement patrilocaux, avaient « des modes de résidence remarquablement adaptables et opportunistes, les couples allant et venant entre les groupes natals de la femme et de l’homme », sous la forme d’une matri-patrilocalité.
« Si les humains évoluèrent en tant que reproducteurs communautaires, il devait s’agir dans leur cas d’un système dynamique, intégrant l’adaptabilité – marque de fabrique de la famille humaine ».
Une conception élargie de l'organisation familiale
Par ailleurs, ce type de soins collectifs aux enfants supposait une conception très élargie et chimérique de la famille, voire même de la paternité. De fait, « nos idées sur ce que signifie être un père ont été forgées non seulement par notre histoire évolutive, mais aussi par des centaines d’années d’histoire sociale patrilinéaire ».
« La paternité physiologique étant inconnue, il n’existait pas de pères au sens actuel du terme : notre famille conjugale (ou nucléaire) ne pouvait donc pas exister. L’erreur que commettent la plupart de nos contemporains, c’est de projeter notre conception familiale sur le passé préhistorique. Il ne pouvait exister alors que des institutions protofamiliales, c’est-à-dire des groupes très larges, dont la cohésion était assurée par seulement par les mères ; d’où l’expression de sociétés matrilinéaires » Jacques Dupuis, "Au nom du Père : une histoire de la paternité"
De surcroit, pour les chasseurs-cueilleurs, les enfants n’étaient pas considérés comme une propriété privée, ainsi que peut l’énoncer un membre de la tribu Naskapi : « vous les Français, vous aimez vos propres enfants ; mais nous, nous aimons les enfants de notre tribu ».
En amont de l’obsession récente de la paternité et de la filiation patrilinéaire, il semble que l’investissement effectif des figures paternelles dépendait surtout de leur présence effective auprès des mères et des enfants. La sensibilité et la réaction parentale dépend en effet des interactions réelles, des échanges, des affects, ce qui se traduit également par des changements hormonaux (abaissement du taux de testostérone, augmentation de l’ocytocine, corrélés avec des réactions de parentage). Ainsi, plus l’organisation sociale favorise la proximité des pères, plus ceux-ci sont susceptibles de s’investir dans un lien émotionnel avec les enfants. Au contraire, les sociétés qui induisent un éloignement chronique des hommes contribuent à entraver tant leur possibilité concrète d’exercer leur parentalité que leur disponibilité affective.
Sur le plan de l’organisation collective, la créativité instituante des êtres humains a permis l’élargissement progressif des apparentés, des alliés, de façon à élargir le « collectif parental » autour des enfants. Là s’exprime « le talent particulier qu’ont les parents humains de cultiver des perspectives de soins futures, qui peut aller jusqu’à créer des relations familiales fictives » (Sarah Blaffer Hdry). Dans le cadre de la reproduction communautaire, les mères ont su se « fabriquer » des proches et nouer des alliances pour le compte de leurs enfants. Les institutions et les dynamiques culturelles ont ainsi contribué à désigner des « pères supplémentaires », des partenaires investis en tant qu’alloparents, etc.
Au fond, « les liens de parenté, ainsi que les terminologies et les relations fondées sur l’échange de biens et de services qui servent à les concrétiser, augmentent le nombre de personnes à qui on peut faire appel, avec lesquelles on peut partager ce qu’on a et sur lesquelles on peut compter pour nous rendre la pareille, auprès desquelles on peut aller vivre si on se trouvait démuni et qui sont susceptibles d’aidée à l’éducation des enfants. Les avantages liés à cette extension aussi vaste que possible du réseau de parenté sont probablement la raison qui explique que les chasseurs-cueilleurs ont beaucoup plus tendance à créer ce réseau à partir des familles paternelles et des familles maternelles, au lieu de n’en préférer qu’une seule, ce qui est plus typique des systèmes de filiation patri- ou matrilinéaires, prévalant dans les autres types de sociétés ».
Ainsi, « même si les villages varient du point de vue idiosyncrasique, il faut toujours tout un village aux mères et aux enfants ». Et, sur le plan du développement psychique, ce qui semble primordial, au-delà même de l'intégration de l'Autre, est la réalité du lien affectif avec plus-d'un-autre...
Sédentarisation patrilocale et délitement du soin communautaire
« Il y a tout lieu de penser que parmi les conditions de vie qui prévalaient à l’ère du néolithique primaire, les droits de la mère et ceux du clan dominaient encore (comme c’était le cas à l’ère paléolithique). Les droits fonciers se transmettaient par la lignée maternelle. Il est tentant de croire que les premières sociétés néolithiques, s’échelonnant sur une vaste période de temps et d’espace, ont accordé aux femmes un statut supérieur à celui qui leur fut dévolu par la suite » Jacquetta Hawks
Or, Rutger Bregman souligne à quel point le processus de sédentarisation a induit une forme d’autodomestication de l’être humain, mais aussi de retranchement et d’enclosure. Le repli des villageois sédentaires correspondrait ainsi à une forme de passage du cosmopolitisme à la xénophobie. En outre, les tribus ont commencé à forger des alliances afin de se défendre contre leurs ennemis. Dès lors, certains chefs de guerre ont ainsi pu accaparer le pouvoir, de façon plus ou moins permanente. « Avec les premières colonies de peuplement et l’invention de la propriété privée, s’ouvrit une nouvelle ère dans l’histoire d l’humanité. Les 1% se mirent à opprimer les 99% restants ». Et « les femmes ont payé un lourd tribut à la sédentarisation. L’invention de la propriété privée et de l’agriculture a signé la fin du proto-féminisme ». De fil en aiguille, les filles sont effectivement devenues de simples biens échangeables, à l’instar d’autres marchandises, prises dans des stratégies de pouvoir, de prestige, de commerce, de diplomatie, etc.…
Au final, les conditions anthropologiques des soins communautaires aux enfants semblent avoir été significativement ébranlées par ces évolutions historiques : les sociétés tendant à se stratifier, avec des groupements humains à grande échelle au sein desquels les densités de population étaient plus élevées, avec davantage de pression sur les ressources (et en particulier l’existence pour certains individus d’opportunités pour les monopoliser). Dans ces organisations sociales, des statuts se sont institués, des différences de droits, de légitimité, etc. Dès lors, le collectif n’est plus une source « spontanée » pour l’alloparentalité, mais « ces sociétés fournissent une multitude d’exemples d’allomères subordonnées, engagées pour élever les petites des femmes de rang supérieur » (Sarah Blaffer Hdry).
« Depuis l’époque classique de la Rome antique et tout au long de la majeure partie de l’époque médiévale en Europe – avec un somment atteint durant les XVIIème et XVIIIème siècles en France, en Italie, en Espagne et en Russie -, des centaines de milliers de femmes plus avantagées socialement et plus puissantes s’appuyèrent sur l’aide, obtenue par la contrainte, de nourrices, de gouvernantes et de bonnes d’enfants. Celles-ci étaient réduites à l’état d’esclaves, avaient parfois le statut de domestiques asservies, ou étaient employées pour des salaires dérisoires, mais dans tous les cas permettaient de maintenir l’indice de fécondité extrêmement élevé des femmes socialement privilégiées ».
Par ailleurs, les sociétés tendent à se sédentariser sur un mode patriarcal, avec des conséquences très concrètes sur le plan de l’organisation sociale et des modes de vie : « plutôt qu’une tendance fortement conservée, la prévalence interculturelle des modes de résidence patrilocaux semble moins être un universel humain qui aurait évolué depuis longtemps qu’une adaptation plus récente aux conditions du post-Pléistocène, lorsque les chasseurs se déplacèrent vers les climats du nord, sous lesquels les femmes ne pouvaient plus guère collecter des plantes sauvages tout au long de l’année, ou lorsque les groupes s’installèrent dans des territoires délimités ».
Ainsi, les modes de résidence deviennent patrilocaux, l’héritage s’institue dans la filiation paternelle, et les institutions s’avèrent de plus en plus biaisées en faveur des intérêts patrilinéaires. Dès lors, la certitude de la paternité devient primordiale, imposant une emprise et un contrôle de plus en plus oppressifs des femmes.
« Que les hommes restassent ensemble tandis qu’ils échangeaient leurs filles semblait être une adaptation afin d’éviter une trop grande consanguinité, tout en leur permettant de forger des alliances avec ces autres groupes – éléments constitutifs essentiels des premières organisations sociales humaines. A cette époque, les sœurs et les filles étaient considérées comme des pions fondamentalement passifs dans des transactions largement orchestrées par les mâles ».
L’émergence de la stratification sociale, de l’accaparement des ressources et de la propriété privée amènent aussi à l’appropriation et à la « protection » des femmes et des enfants. « Ce n’est qu’au cours des 10 000 dernières années que les guerres entre les clans se mirent à faire partie intégrante de l’existence des humains, exigeant des modes de résidence patrilocaux, et entraînant à cette occasion un changement dans la façon dont les enfants étaient élevés ». Ainsi, « les sociétés matrilocales et matrilinéaires ont de plus en plus été amenées à céder du terrain face aux pressions de leurs voisins et envahisseurs expansionnistes et patrilinéaires ».
La sédentarisation renforça ainsi la patrilocalité, l’appropriation des femmes, leur mise en circulation, et la séparation des mères de leur étayage familial élargi. « De plus en plus les jeunes femmes se retrouvèrent à mettre au monde leur premier enfant loin de leurs propres mères et sœurs, et furent davantage susceptibles d’être en compétition avec les femmes de leur entourage plutôt que de créer des liens avec elles ». Par ailleurs, les femmes ne purent plus utiliser de stratégies pour « recruter » des alloparents, et notamment des « pères » supplémentaires, et les hommes délaissèrent également leur investissement parental. « Les conventions qui séparaient les hommes des femmes et des enfants découragèrent les développements des potentialités éducatives des pères, privant les enfants d’une autre source de soins alloparentaux ».
Au final, il parait évident que « les idéologies patriarcales qui se concentrent à la fois sur la chasteté des femmes et la perpétuation et l’augmentation des lignées mâles portèrent atteinte à la priorité accordée de longue date au bien-être des enfants ». Ainsi, la fécondité des femmes devint prioritaire par rapport à la qualité des relations affectives et éducatives avec chaque enfant. En outre, « des coutumes telles que la séquestration des femmes, le recours à des chaperons, le port du voile et la sati eurent des conséquences extrêmement négatives sur les femmes, mais également sur les enfants ». Compte-tenu de ces tendances, il parait probable que la qualité des liens d’attachement se soit détériorée, du fait de la dégradation des soins communautaires. En parallèle, la survie effective des enfants « se trouva de moins en moins liée à leur besoin d’être en contact physique permanent avec une autre personne, ou d’avoir dans leur entourage des personnes réactives pour s’occuper d’eux et les protéger ».
Compte-tenu de la diminution historique de la mortalité infantile en rapport avec l’évolution des conditions matérielles, les enfants pouvaient effectivement ne plus être menacés sur le plan de leur pronostic vital, tout en grandissant dans un environnement très carencé sur le plan relationnel et affectif. Or, d’après Sarah Blaffer Hdry, « jusqu’à environ -15 000 ans, les conditions conduisant à un grave trouble de l’attachement chez un enfant auraient été incompatibles avec la survie » et, « à l’époque du Pléistocène, un enfant qui survivait et grandissait acquérait un sentiment de sécurité émotionnelle par défaut ».
Précarisation de « l’accueil » des enfants en régime patriarcal
Les évolutions socio-historiques imposées notamment par l’emprise patriarcale ont donc exercé un impact important sur l’investissement collectif à l’égard des enfants. Par exemple, les modes de garde contemporain sont loin de garantir non seulement des liens affectifs sécures, mais aussi l’intégration d’une pluralité de points de vue et de perspectives, à même de soutenir l’accès à l’altérité. Une tendance à la privatisation, à l’hyperindividualisme, à l’appropriation et à la consommation des liens, à la méfiance, à la segmentation des lieux de vie, au délitement des liens intergénérationnels, etc., contribuent finalement à mettre à mal les conditions mêmes de soins infantiles communautaires. Les liens éducatifs s’ouvrent également à une logique de marché, avec le « recours à des allomères rémunérées ».
Dès lors, « un sous-ensemble d’enfants grandit aujourd’hui et survit jusqu’à l’âge adulte sans jamais nouer de relations de confiance avec des adultes attentionnés ».
Sarah Blaffer Hdry rappelle ainsi que 15% des enfants issus de famille décrites comme « normales et appartenant à la classe moyenne », sans profil de risque particulier, présentent pourtant des signes d’attachement désorganisé (chiffre qui peut aller jusqu’à 80% pour des enfants issus de populations à haut risque de maltraitance ou de négligence). Ces enfants très carencés sur le plan de leur besoin relationnel et affectif manifestent une « impossibilité d’élaborer une quelconque stratégie cohérente pour susciter l’attention et les soins qui leur étaient nécessaires ». En grandissant, ils témoignent de difficultés majeures pour interpréter les sentiments des autres, il se montrent plus agressifs, avec une forte prévalence de troubles du comportement.
Ainsi, Sarah Blaffer Hdry se demande si les évolutions actuelles sur le plan de l’organisation collectif de l’accueil des enfants ne risquent pas de remettre en cause les fondements mêmes de notre humanisation, c’est-à-dire ce trait distinctif de notre espèce qui contribue à nous rendre « empathiques, curieux des émotions des autres, façonnés par notre lointain héritage de soins communautaires ».
De fait, on constate de plus en plus une forme de précarisation du lien précoce aux enfants, en rapport avec des situations dans lesquelles les « ancrages » et les « arrière-plans » communautaires nécessaires au processus de « parentalisation » sont absents ou fragilisés. Investir affectivement le lien à un nouveau-né suppose en effet une disponibilité, une sécurité, un portage et une contenance collective en toile de fond ; l’entourage social s’avère ainsi décisif pour faire face à l’expérience significative de la maternité, car il tisse et autorise la rencontre, l’inscription et la mise en sens, car il contient les bouleversements et les organise, car il symbolise les dimensions corporelles.
Le délitement de la « reproduction communautaire » vient mettre à mal les dimensions institutionnelle, collective, rituelle, culturelle et narrative des premiers liens à l’enfant. Car, au-delà du soutien concret sur le plan des soins apportés aux enfant, nous pouvons sans doute constater une carence des pratiques sociales garantes de la reconnaissance du changement de statut en rapport avec l’enfantement, sur le plan intrapsychique et intersubjectif. Même dans nos sociétés contemporaines, une mère a besoin, sur le plan identitaire, de systèmes symboliques de protection et de réassurance, de rites de transition. D’après René Kaes, « toute naissance est naissance au groupe ».
En l’occurrence, tout nouveau-né est porteur d’une part d’étrangeté. Il doit donc être reconnu, humanisé et accueilli dans la psyché de ses parents ainsi que dans le réseau des relations familiales. La naissance d’un nouveau-né vient donc mettre en branle l’équilibre entre les assises narcissiques-identitaires des parents et la qualité concrète de leur environnement social. Or, l’absence d’un arrière-plan relationnel et culturel susceptible d’étayer les représentations de la mère conduit au fait que les sensations corporelles puissent être surinvesties, au détriment des dimensions affectives, narratives, fantasmatiques.
Et, comme le rappelait D. Winnicott, « un bébé, ça n’existe pas », entendant par là qu’il faut toujours prendre en compte toute la sphère relationnelle, sociale, affective, symbolique qui l’entoure. Mais on pourrait aussi affirmer qu’un parent non plus, ça n’existe pas, indépendamment d’un arrière-plan institutionnel, familial, communautaire, collectif, politique, etc.
D’ailleurs, il a pu être démontré une corrélation entre la perception par une jeune mère d’un faible soutien social et la dépression du post-partum.
Au final, on pourrait donc affirmer que l’idéologie patriarcale, fondée sur la perpétuation croissante d’une lignée masculine dominante, contribue à détériorer la possibilité de soins communautaires, venant entraver le bien-être développemental des enfants, mais aussi les conditions d’individuation à même de favoriser la compréhension mutuelle et l’engagement intersubjectif, à travers un véritable cercle vicieux. Ainsi, comme le souligne C. Gilligan, « d’un point de vue évolutionniste, le patriarcat représenterait donc une menace ».
De fait, « nos élans relationnels et nos compétences sociales – notre désir d’échanger avec les autres et notre capacité à assimiler leurs émotions et leurs expériences tout en leur partageant les nôtres – doivent être compromis ou contenus, sacrifiés ou en tout cas maîtrisés, afin de maintenir un ordre social qui dépende de la division des individus entre supérieurs et inférieurs, touchables et intouchables, que ce soit sur la base de la race, du genre, de la classes, de la caste, de la religion, de la sexualité, ou de tout ce que vous voudrez ». Et c’est finalement les racines mêmes de cette intersubjectivité empathique, au niveau des liens affectifs précoces, que le patriarcat vient ronger…
Plus récemment, le délitement des services sociaux et l'accentuation d'un familialisme privatisé ont finalement conduit à "une double organisation du travail du care, dans la mesure où celles et ceux qui peuvent se le permettre payent tout bonnement pour obtenir une aide domestique, tandis que celles et ceux qui n'en ont pas les moyens se démènent pour prendre soin de leur famille, souvent en effectuant ce travail de care rémunéré pour le premier groupe, en général pour un salaire de misère et sans aucune protection sociale" (Nancy Fraser, citée par Maggie Nelson, dans "De la liberté - quatre chants sur le soin et la contrainte").
On peut également se demander si certaines tendances contemporaines, en rapport avec l’anthropologie néolibérale, n’amènent pas à franchir de nouveaux caps dans la « décollectivisation » de l’enfance. En effet, on observe historiquement une forme de privatisation et d’appropriation de l’enfant, d’enclosure éducative, de déni de l’infantile, de séduction narcissique, de refus de s’engager dans la filiation et la reproduction sociale, de désaveu quant à la dimension protectrice de l’autorité parentale partagée socialement ou par rapport à la responsabilité générationnelle en termes de transmission, de méfiance vis-à-vis du collectif et des institutions communes, etc.
Et on pourrait alors formuler l’hypothèse que ces dynamiques contribuent vraisemblablement à faire le lit de certaines maltraitances, voire d’une certaine "culture de l’inceste"...
Transmission et incorporation des dispositifs institutionnels
L’être humain, en tant qu’être foncièrement ouvert et démuni, est inévitablement dépendant des médiations institutionnelles plurielles, historiques, en partie arbitraires, qui orientent son devenir à travers les pratiques du soin (parentales, sociales, psychologiques, éducatives, médicales, infrastructurelles, techniques, etc.). En conséquence, sans médiations de soins instituées et « compensatoires », le petit d’homme ne pourrait s’autonomiser, actualiser ses potentialités, s’affermir dans l’existence, du fait et en dépit de cette béance creusée par l’inachèvement de ses déterminations biologiques et génétiques originaires. Cette faille est ainsi un appel, une ouverture vers le collectif comme puissance instituante.
Au fond, l’être humain, qui plus est dans sa dimension infantile, est un être « génétiquement social », et son développement s’inscrit inévitablement dans une imprégnation institutionnelle. Comme le rappelait Henri Wallon, « c’est de son ambiance humaine qu’il dépend » et il est donc « primitivement et totalement orienté vers la société » à travers ses médiations institutionnelles.
Agrandissement : Illustration 6
En chaque individu persistent donc un fond syncrétique condensant des strates institutionnelles nichées dans les soubassements mêmes de la subjectivité - le « fondement non-Moi du Moi » (José Bleger). Ainsi, « toute institution est une partie de la personnalité de l’individu ; et cela au point que l’identité est toujours entièrement ou en partie institutionnelle, au sens qu’au moins une partie de l’identité se structure par l’appartenance à un groupe, à une institution ».
En conséquence, les institutions patriarcales assurent sans doute leur reproduction en s’inscrivant très précocement au sein de l’appareil psychique, constituant ainsi des sédiments identitaires profonds, des habitus, des façons de se percevoir, d’appréhender les autres, les différences, les interdits et les incitations, etc. Comment dès lors s’extraire de normes genrées, approuvées culturellement, appliquées socialement, et intériorisées psychiquement, sans mettre en péril toutes ses assises identitaires et son besoin de reconnaissance collective ? Car, de manière insidieuse, « le patriarcat est aussi intégré par chacun d’entre nous, il façonne nos pensées et nos émotions, il modèle notre perception et notre jugement de nous-mêmes, de nos désirs, de nos rapports humains, du monde dans lequel nous vivons » (Carol Gilligan). Au sein de nos schémas de pensées inconscients se sont sédimentées des représentations très stabilisées de la féminité et de la masculinité, rendant très complexe le processus de mutualisation de nos subjectivités. Et c’est sans doute dans ces strates profondément incorporées que s’exerce une forme d’emprise sur nos psychismes, entretenant « des normes culturelles et des présupposés psychologiques incohérents et malfaisants ».
Agrandissement : Illustration 7
Indéniablement, la famille monogame hétérosexuelle, plus ou moins patriarcalisée, représente une des déclinaisons possibles de ces dispositifs médiateurs des normes patriarcales. Comme le souligne d’ailleurs bell hooks, « les formes les plus courantes de violence patriarcale se produisent au sein du foyer entre des parents patriarcaux et leurs enfants. L'objectif de cette violence est généralement de renforcer un modèle de domination, dans lequel il est estimé que la figure d'autorité gouverne ceux qui sont privés de pouvoir et possède le droit de maintenir le sien par des pratiques d'assujettissement, de subordination et de soumission ».
De fait, compte-tenu de l’hégémonie qu’elle a prise historiquement, l’organisation familiale nucléaire constitue indéniablement une institution primaire laissant une empreinte décisive sur le psychisme en développement, en tant que médiation fondamentale par rapport aux formes institutionnelles normatives dans lesquelles l’enfant devra s’inscrire au cours de ses socialisations secondaires. Aussi « privatisée soit-elle », la structure familiale colporte toujours quelque chose de l’ordre social dominant, « préparant » les enfants à s’y conformer.
« Jamais la famille n'est un microcosme au sens d'une figure autonome, même inscrite dans un cercle plus grand qu'elle médiatiserait et exprimerait. La famille est par nature excentrée, décentrée » (Deleuze et Guattari).
En définitive, cette dépendance originaire à l’égard des soins collectifs, des dispositifs institutionnels et des significations imaginaires sociales constitue indéniablement une ouverture fondamentale, permettant l’apprentissage, l’éducation, la socialisation, à travers une incroyable diversité de formes, du fait de la plasticité et du polymorphisme des processus pédagogiques soumis à d’importantes variations culturelles. Cette socialisation de la psyché impose également la reconnaissance d’une réalité commune et partagée, au-delà des motions pulsionnelles autocentrées et asociales.
Cependant, cette imprégnation primaire autorise également l’inscription profondes des normes, des statuts identitaires, au point de les naturaliser, sur un mode parfois très « disciplinaire » proche du « dressage ». Ainsi, les différences de genre, les catégories sociales, les stéréotypes, les habitus, les gradients d’humanité, les privilèges, les enclosures identitaires se voient essentialisés par leur pénétration précoce dans les corps et les psychismes. Les hiérarchies sociales sont donc intériorisées très profondément, notamment dans les structures inconscientes et fantasmatiques, ce qui expliquent aussi leur reproduction et leur acceptation. Comme le souligne Gérard Mendel (« La révolte contre le père »), l’intériorisation de l’image paternelle et le développement de la « civilisation du Père » se seraient ainsi produits durant le paléolithique jusqu'au début du néolithique, il y a 8000 ans environ, à travers la transmission entre générations d’une représentation inconsciente du Père, via notamment certaines institutions socio-culturelles représentant des modalités du « Pouvoir social ».
Analysons donc les déterminismes psychiques et politiques qui permettent l’intériorisation et la perpétuation des normes patriarcales.
Comment le patriarcat devient-il cette « force brutale, mais toute-puissante, qui dirigeait sa vie malgré lui » (Tolstoï, "Anna Karénine") ? Pourquoi les individus ne peuvent-ils résister à cette impulsion irrépressible, à l’instar du personnage Alexis Alexandrovitch, bureaucrate zélé et émoussé sur le plan affectif, qui "sentait son impuissance dans cette lutte, et savait à l’avance qu’on l’empêcherait d’agir sagement, pour l’obliger à faire le mal que tout le monde jugeait nécessaire" ?
A suivre