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Billet de blog 28 novembre 2022

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Déconstruire ou caricaturer les normes ? (7) Vers une guerre des identités ?

Au-delà des enjeux stratégiques, les luttes féministes doivent-elles se replier sur des dynamiques identitaires clivantes ? Sous prétexte de radicalité, faut-il en arriver à une logique d'ostracisme et d’exclusion ? Quid de l’hétérogène, de l’altérité et de l'émancipation ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Aussi séduisante soit cette idée d'un monde débarrassé des hommes, son application pratique nous réassignerait de facto à la culture patriarcale - la culture de la mort, de l'autorité, et de la croyance en deux humanités distinctes : ceux qui ont le droit de tuer et ceux qui agonisent » (Virginie Despentes , « Cher Connard »)

Comme on l’a déjà abordé précédemment, l’homme blanc cis-genre est désormais la cible idéale, responsable de toute la misère du monde, de la violence, de l’exploitation, des inégalités, des désordres intimes, sociaux, écologiques, etc. Dès lors, les victimes doivent enfin rompre leurs jougs immondes, s’insurger, et détruire toutes les formes institutionnelles relevant du « phallogocentrisme occidental ». Dans cette lutte à mort, il faut désormais ordonner de nouveaux tropes narratifs, imposer des vérités alternatives, persuader par la contrainte si nécessaire, rééduquer les esprits corrompus et viciés, faire triompher un contre-discours à vocation hégémonique – quitte à sacrifier la réalité factuelle… Là, une vision du monde purifiée doit s’affirmer, sur un mode autoritaire au besoin, voire par la terreur.


« Je me méfie de tout diagnostic qui prétend trouver LE problème, LA cause unique de la crise. C'est ce que j'appelle le "monothéisme" du mal, une croyance selon laquelle la totalité des problèmes pourrait être ramené à une cause unique » (Baptiste Morizot)

Rappelons au passage que, pour Sigmund Freud, toute Weltanschauung - vision du monde- constitue une « construction intellectuelle qui résout, de façon homogène, tous les problèmes de notre existence à partir d’une hypothèse qui commande tout » (« Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse »). Et que, pour Marcel Mauss, en dépit de la puissance des discours et des narrations hégémoniques, « dans la société, il y a autre chose que des représentations collective, si importantes et si dominantes qu’elles soient » (« Sociologie et anthropologie ») – il y a aussi des faits, concrets, vérifiables, une infrastructure matérielle orientant les idéologies, etc. Mais ce sont sans doute là des oripeaux archaïques du patriarcat, des relents nauséabonds de domination masculine, balayons tout cela d’un bon coup dans les couilles !

Illustration 1

« Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, elle sera poète, elle aussi » (Arthur Rimbaud)

De fait, qui pourrait décemment nier la généralisation de l’oppression féminine, et la nécessaire émancipation des femmes à travers la déconstruction de cet ordre patriarcal ubiquitaire ? Cette domination est « tellement peu « naturelle » d’ailleurs que les organisations sociales n’ont eu de cesse de le justifier, de le consolider en fétichisant la « différence des sexes », donnée pour l’alpha et l’oméga d’un inébranlable ordre du monde. Fétichisation qui revient à substantialiser un écart, et à essentialiser, en les hypostasiant, des traits distinctifs » (Sabine Prokhoris) – nous reviendrons ultérieurement sur les origines de cette coercition généralisée…

Cependant, au-delà des revendications et des luttes légitimes, faut-il inévitablement, dans une logique de guerre des sexes, désigner les hommes comme des ennemis et des oppresseurs systématiques, par essence - ce qui contribue d'ailleurs à maintenir les femmes dans une position d'irresponsabilité et de passivité ? 

« Dans un système de domination par la violence, il n'y a pas de plaisir là où personne ne pleure. Tout désir doit être associé à la destruction, sans quoi il n'est pas masculin. Si tu jouis quand je te baise, et que tu ne te sens pas comme une merde le lendemain, je ne t'ai pas baisée comme un homme. Ou alors c'est que je te possède, je t'épouse, je t'engrosse et t'enferme dans ton rôle. Il faut que ça détruise. Ça vaut pour l'hétérosexualité - ça vaut pour tout. S'il n'y a pas de ruines après les jouissances, il n'y a pas de masculinité » (Virginie Despentes, "Cher Connard")

Aussi stratégique puisse-t-elle-être, cette représentation très dogmatique tend à évacuer les facteurs socio-historiques, l’hétérogénéité, la complexité, la pluralité des déterminismes, mais aussi l’irréductibilité des singularités et le polymorphisme du sexuel.

« Comme si par nature le désir masculin était « prédation ». Et le désir féminin altruiste, oblatif et en rien possessif ? Vision singulièrement normative de la sexualité – pré-freudienne à coup sûr- reconduisant, sur la question du désir, des représentations on ne peut plus traditionnelles, sinon édifiantes quant au « masculin » et au « féminin ». Croyance aussi que le désir aurait un genre, alors que dans les deux sexes la libido est la libido – une même puissance pulsionnelle visant une même intensité de jouissance -, quand bien même ses chemins et son expression – fantasme, actes – se déclinent différemment en fonction de ce qu’autorise ou non, voire prescrit l’ordre genré du monde social. Décidément , comme l’a écrit si justement Erving Goffman, « le genre est l’opium du peuple, et non la religion » (…). Mais la liberté du désir, lorsque véritablement elle se conjugue à la sexualité – ce qui n’est, de fait, jamais gagné-, fait exploser les défilés obligés des fantasmes, ces sentiers battus et rebattus, et dissout au bout du compte les frontières fixes du « genre ». Où se rejoue quelque chose du plus vif, du plus inapprivoisé, de la sexualité infantile. Non sans troubles de tous ordres » (Sabine Prokhoris).

Pourquoi le combat contre les violences sexistes et sexuelles ne pourrait-il pas s’affranchir d’un réductionnisme aussi affligeant concernant les identités de genre et la sexualité ? Ce n’est sûrement pas à coup de stéréotypes et de clichés qu’on peut subvertir et transformer les courants hégémoniques, car il s’agirait alors d’imposer une idéologie caricaturale pour en contrer une autre, à travers des hiérarchisations identitaires et des cloisonnements agressifs…Par ailleurs, cette polarisation sur de telles parodies de genre ne pourrait-elle pas constituer une ruse du Capital pour maintenir son emprise à travers une forme de « dictature des identités » (Laurent Dubreuil). Ainsi, selon Jean Szlamowicz (« Les moutons de la pensée - nouveaux conformismes idéologiques »), « on comprend que la base sociale de ce discours soit profondément bourgeoise car elle ne touche nullement à l’ordre social et aux dominations économiques ». « C’est bien là l’idéal commercial du capitalisme globalisé : la création de niches moutonnières, l’atomisation culturelle et la fin des mouvements sociaux absorbés par les revendications identitaires. La revendication d’ « égalité » permet d’obtenir des égards sectoriels tandis que la revendication de la différence permet de s’affranchir des obligations communes - c’est-à-dire d’obtenir des passe-droits ».

Qu’est-ce qu’on sacrifie au passage ? : le Commun, la Politique, les pratiques altératrices, la dimension antagoniste de la démocratie, la puissance instituante, etc.

 Rappelons d'ailleurs que l'aboutissement du capitalisme néolibéral est la guerre civile, comme l'ont bien montré Christian Laval, Haud Guéguen, Pierre Dardot et Pierre Sauvêtre. Dès lors, la guerre des sexes et des identités n'en est qu'une déclinaison possible ; car, à partir de là, il ne s'agit plus de faire front commun, de coopérer, de lutter ensemble, mais de se soustraire à l'altérité pour maximiser prioritairement ses intérêts communautaires...

Illustration 2

Analysons par exemple la prise de position d’Adèle Haenel dans « Feu ! Abécédaire des féminismes présents ». Celle-ci nous rappelle que « les fictions du patriarcat sont des cris de ralliement qui exigent ensuite que tu te soumettes aux identités qu'il propose ». Il est certain que toute organisation sociale propose, ou impose, des catégorisations identitaires, plus ou moins oppressives, à travers une forme d’institutionnalisation des personnes et des parcours d’individuation. Toute émancipation en appelle alors prioritairement à une forme de conscientisation, de désidentification, permettant de s’inscrire dans une appartenance commune, au-delà des prédicats institués et des assignations – même si cette participation à l’"hors-soi" est toujours entremêlée à une trajectoire singulière et intime, imprégnée d'une certaine violence...

« le Je, essentiellement fabrication sociale, n’est pas davantage « moi » que ne l’est n’importe quel voisin ou passant. Contrairement à ce qui semble être généralement cru, cette haine de soi est universelle. Il est clair qu’elle (plus exactement, le sujet qui la porte) ne peut survivre qu’en étant fortement domptée et/ ou déplacée vers des objets vraiment « extérieurs ». Moyennant ce déplacement, le sujet peut conserver l’affect en changeant d’objet » (Cornelius Castoriadis). 

Adèle Haenel nous explique ainsi qu’incapable de s’aimer et « terrorisée par la menace de l'exclusion », elle avait « cherché refuge dans une identité extrêmement genrée » : « je jouais à la petite copine soumise, à la fille parfaite », « je performais cette identité docile ». Dans une certaine mesure, les processus identificatoires sont effectivement un jeu intersubjectif, avec une dimension instituante ; mais on peut aussi penser que l’identité peut devenir une aliénation qui n’est pas choisie et qui s’incarne à travers toute la puissance de la socialisation, du besoin de reconnaissance et de sécurité. Quand Adèle Haenel revendique que « devenir lesbienne a été une libération », on peut s’interroger à plus d’un titre. En quoi cette nouvelle identité ne constituerait-elle pas un nouveau refuge ? Et pourquoi cette catégorisation échapperait-elle inévitablement, par essence, à l’ordre dominant ? Par ailleurs, dans quel mesure le désir, l’amour, la sexualité, sont-ils des identités ? Toute affirmation identitaire performative, qu'elle qu'en soit la nature, est aussi une catégorisation, prise dans une dialectique entre une velléité de libération et des dérives incontournables : claustration dans un faux-self, aliénation par l'assignation identitaire, etc. Néanmoins, nous avons tous besoin d'étayages identificatoires, de récits performatifs pour tisser notre sentiment d'être identifié et identifiable. Comme le souligne Clément Rosset dans "Loin de moi - étude sur l'identité", "chaque fois que se produit une crise d'identité, c'est l'identité sociale qui est la première à "craquer" et à menacer le fragile édifice de ce qu'on croit éprouver comme le moi ; c'est toujours une déficience de l'identité sociale qui en vient à perturber l'identité personnelle, et non le contraire comme on aurait généralement tendance à le penser".

Or, on peut certainement penser que certains liants narratifs constituant notre "identification sociale" sont plus ou moins subjectivants ou aliénés. Et tant mieux, par exemple, si cette "néo-identité" confère à Adèle Haenel plus de force et d'engagement personnel, à travers une dynamique collective. Nonobstant, se désaliéner, n'est-ce pas, autant que faire se peut, s'émanciper des assignations de classes, de "races", de genres, retrouver un "moi pré-identitaire" tout en affirmant un besoin d'enracinement ?

« Les besoins d'un être humain sont sacrés. Leur satisfaction ne peut être subordonnée ni à la raison d’État, ni à aucune considération soit d'argent, soit de nationalité, soit de race, soit de couleur, ni à la valeur morale ou autre attribuée à la personne considérée, ni à aucune condition quelle qu'elle soit. » Simone Weil, "L'enracinement"

A l’évidence, « la rhétorique du pouvoir cherche à naturaliser les identités ». Dès lors, ne faut-il pas s’en émanciper ? S’il s’agit évidemment de dénoncer la « binarité naturalisée », pourquoi introduire de nouveaux clivages identitaires, susceptibles à nouveaux d’être figés, institués, et instrumentalisés ? Pourquoi ne pas privilégier les dynamiques du fluide, du mouvant, de l'indéterminé ? 

De surcroît, que penser de la revendication définitive d’une identité victimaire ? Certes, la reconnaissance, le témoignage, la dénonciation, la lutte contre toutes les formes de domination, de coercition, de violences sexistes sont nécessaires, et extrêmement courageux. Cependant, toute « agression » n’est-elle que le fruit d’un système, venant alors forclore les enjeux interpersonnels spécifiques ?

Ainsi, Lola Lafon peut-elle par exemple se réjouir du mouvement de libération induit par #MeToo, en exprimant cependant certaines réserves : "j’ai commencé à me sentir mal à l’aise quand j’ai pensé que cela pourrait produire un récit parfait de victimes parfaites. Je n’ai pas envie d’avoir une superhéroïne victime"...

Par ailleurs, Adèle Haenel affirme que « se mobiliser en tant que victime de violence sexuelle et pour toutes les victimes n'est pas uniquement une demande spécifique faite à un champ de la justice, c'est une critique révolutionnaire de la société néocapitaliste ».

Franchement, avec toute la bonne volonté du monde et tout mon respect, je ne vois pas en quoi la dénonciation nécessaire de certaines violences sexistes viendrait inévitablement ébranler l’emprise du capitalisme néolibéral. « Ce que ma parole avait de plus contestataire, c'est qu'elle pointait que, derrière un vernis démocratique, le système capitaliste patriarcal est fondamentalement xénophobe ». A nouveau je m’interroge, même si je voudrais sincèrement y croire…La dénonciation des agressions subies par une actrice, « incarnation du sort brutal que ce système politique réserve aux corps subalternes », constituerait en soi une remise en cause de la domination, des inégalités sociales, du racisme, etc. Si seulement…Alors oui, il faut combattre de toutes nos forces ce système qui « requiert des vies consommables, des vies moins importantes, "non pleurables" », il faut « lutter à l'intérieur de nous-même contre "ces parties de nous-même qui sont tentées de jouer le jeu du monde tel qu'il est" (Adorno) et lutter dans le monde pour rendre la vie des autres la plus viable possible ».

Mais ce soulèvement peut-il se contenter de discours, de prises de parole, d’happenings médiatiques, de tribunes, de manifestations ? Certes, il faut transformer les représentations collectives, imposer d’autres récits, ouvrir le champ des possibles, fissurer l’ordre idéologique dominant et une certaine hégémonie culturelle, car, selon Gramsci, la domination c’est déjà du consentement cuirassé de coercition. Mais peut-on faire abstraction de l’incarnation concrète des processus socio-historiques d’aliénation, de la praxis des personnes, de ce qu’elles font, vivent, éprouvent ? Au-delà du monde du cinéma, l’oppression se vit aussi dans les corps, les quotidiennetés, les conditions réelles d’existence, la précarité, la matérialité des vies et de la souffrance au travail, les exclusions, les renoncements, les détresses et les abandons…bien loin des caméras et des indignations médiatiques.

« Fin du moi, début du nous » ! Par-delà les identités, les luttes devraient effectivement converger, sans exclure a priori telle ou telle personne à partir de critères d’appartenance essentialisés, entravant la possibilité d’entendre et de rencontrer. Comme le souligne Pascale Fautrier, il s'agit d'affirmer un "nous" égalitaire, d'une implacable exigence personnelle et collective, capable de dissoudre toutes les loyautés organiques. Ce"nous" ne fait jamais passer aucune "loyauté de parti", et encore moins familiale, clanique, raciale, nationale".

"Le "nous" n'est pas la représentation d'un "collectif", par exemple "les dominés", c'est le nom de l'exigence d'égalité et de justice".

Nous reviendrons plus longuement sur les dimensions stratégiques de ces combats…Mais déjà, on peut souligner à quel point des dynamiques initialement critiques et séditieuses peuvent tout à fait être récupérées, détournées, normalisées, et perdre leur caractère émancipateur...

Ainsi, on peut se demander comment on est passé d'une « reconceptualisation de l’identité comme effet, c’est à dire comme quelque chose de produit ou de généré » susceptible d'ouvrir « des possibilités " d’agencements " » à une forclusion insidieuse  « par les positions prenant l’identité pour une chose fondatrice et fixe » (Judith Butler, « Trouble dans le genre »), ou encore à une « organisation des catégories qui prône les séparations, qui ramène les vies à la réalisation de types » (Laurent Dubreuil, « La dictature des identités »). 

 Dès lors, l'identité est toujours au-devant de soi, générique, prédéterminée, et il s'agit davantage d'une « catégorie non personnelle, qui permettrait un surgissement « identitaire » soi-disant subjectif mais de part en part conditionné par le " casting " » (Laurent Dubreuil).

 En conséquence, Judith Butler elle-même peut-elle dénoncer « la marchandisation du genre et la compréhension du rapport au genre comme une sorte de consumérisme », ainsi que Maggie Nelson qui pointe « le tournant assimilationniste, incroyablement néolibéral, qu’a pris le mouvement dominant LGBTQ ». De fait, « la prolifération terminologique s’associant particulièrement à l’appellation transgenre n’est pas la chance d’une indétermination par le fait, mais, au contraire, un acte sans cesse recommencé de clôture définitionnelle - et d’exclusion » (Laurent Dubreuil).

On est bien loin de la subversion des normes identitaires et genrées à travers des pratiques performatives et déconstructivistes...d'ailleurs, les agendas des partis néolibéraux ont désormais intégré les revendications de "genre" ou de "diversité" dans leurs plateformes ou gouvernements, et savent très bien tirer profit de cette "fracture des identités" - de même que certaines entreprises capitalistes, se rachetant une conscience en affirmant leur sensibilité aux droits des minorités sexuelles, pour mieux poursuivre leurs stratégies d'exploitation, de prédation, et de pléonexie par ailleurs....

Quand les dérives identitaires viennent renforcer les tendances les plus normatives, catégorisantes, désubjectivantes et exploitables du capitalisme néolibéral...

Peter Drucker analyse par exemple le fait que, « au début des années 1980, trois aspects de l’identité gay-lesbienne qui correspondent à l’ordre néolibéral se sont stabilisés : "l’autodéfinition de la communauté en tant que minorité stable, sa tendance croissante à la conformité au genre et la marginalisation de ses propres minorités sexuelles" »...

Illustration 3

En tout cas, en admettant l’hypothèse d’une adhésion complète et univoque des « hommes » aux normes hétéro-patriarcales, du fait de leur privilège et de leur prédation naturalisée, il parait évident que ces mêmes « mâles » ne peuvent en aucun cas s’allier à la cause féministe. Dans le numéro 7 de la revue « La Déferlante » , cette question est ainsi abordée : « quelle place pour les hommes dans les combats féministes » ? Ce qui suppose déjà de définir ce qu’est un homme : faut-il inclure les mecs trans, quid des homosexuels, etc…Par ailleurs, une autre interrogation émerge très rapidement : peut-on être véritablement féministe et hétérosexuel, sans vivre une dissonance cognitive ?

Voici par exemple ce que peut en dire Myriam Bahafou: « j’ai commencé à me sentir féministe jusqu’au fond de la chair quand je suis sortie de l’hétérosexualité, je ne peux pas faire comme si c’était un détail de la lutte. Pour moi, le patriarcat est indissoluble de l’hétérosexualité » …

Quant à Daisy Letourneur sa position laisse pour le moins perplexe : « quand il y a un homme hétéro qui est un « trop » bon allié du féminisme, soit il finit par se révéler être un connard qui a parfois commis des agressions sexuelles, ou qui a en tout cas eu des comportements déplacées avec les femmes autour de lui ; soit il finit par devenir une femme »… Evidemment, de telles allégations n’ont pas besoin d’être étayées par des faits significatifs, puisqu’elles sont performatives…Ainsi, « les hommes dans le mouvement féministe devraient être chargés des tâches peu gratifiantes - garder des enfants pendant que les femmes se réunissent, ou donner de l’argent ». Alors déjà, « garder les enfants » peut être très gratifiant, même pour un homme…Et se faire subventionner par des mecs, n’est-ce pas entretenir des clichés sexistes peu reluisants ?

Il faut dire que Daisy Letourneur, « femme blanche, trans et lesbienne », se définit comme « Mecxpliqueuse », c’est-à-dire qu’elle prétend nous expliquer comment fonctionne l’Homme, notamment dans son ouvrage « On ne nait pas mec » - visiblement, le mansplaining n’est répréhensible que dans un sens… « Alors, si nous retournons le regard féministe vers les hommes, que voyons-nous ? (…) On voit que l’amour des hommes pour les femmes n’est pas un cadeau. On voit qu’en un sens les hommes préfèrent de toute façon les hommes, ce qui ne les empêche pas d’être homophobes ». Bon sang ! Merci de m’avoir enfin éclairé sur ma façon d’aimer !

Par ailleurs, selon notre spécialiste en masculinité, l'injonction à la virilité n'est en aucun cas un "coût" pour les hommes : en effet, cela laisserait penser qu'ils « n'ont aucun choix, aucune agentivité et qu'ils dominent presque malgré eux. (...) Le fait de se couper de ses émotions, de ne plus avoir que de la colère, de se prétendre indépendant, ce ne sont pas des effets secondaires malencontreux mais des outils du patriarcat ». Manifestement, notre éclaireuse n’envisage pas l’hypothèse qu’il puisse à la fois y avoir domination, avec toute la part de responsabilité inhérente à cette position, induisant néanmoins un lourd tribut à payer et une forme d’aliénation conséquente…Trop complexe…Nonobstant, nous reviendrons ultérieurement sur les conséquences très tangibles des injonctions patriarcales à la masculinité toxique pour les hommes, à travers des données factuelles...

Ainsi, la lutte consiste désormais à creuser les clivages et l’hostilité réciproque, à dresser des frontières et des antagonismes irréconciliables, à prôner le « eux contre nous », le « nous contre eux », en imposant alors des identités figées et essentialisées…

Illustration 4

Pourtant, certaines voix féministes, à l’instar d’Elisabeth Badinter (vade retro satanas!), souhaiteraient au contraire battre en brèche cette enclosure stérile - attention, cette citation provocatrice confirme le caractère profondément réactionnaire de ce texte...  : « nous sommes en train de vivre le passage du modèle de la complémentarité, où les hommes et les femmes étaient censés avoir des compétences distinctes auxquelles étaient attachées des attributions différentes, au modèle de la ressemblance, qui table sur la similitude première entre les sexes et une répartition égalitaire des pouvoirs. En défendant le modèle de la ressemblance, mon souci est de sortir de la guerre des sexes : ce n'est pas parce qu'on renverse la domination au bénéfice des femmes qu'elle serait plus légitime. La perspective du renversement conduit une partie des féministes contemporaines à exercer une forme d'intimidation et de menace séparatiste sur les hommes ».


Tristane Banon, de son côté, pointe dans son ouvrage « La paix des sexes », les impasses d’une vision féministe tout entière dirigée contre les hommes et affirmant exclusivement une condition « victimaire » des femmes : « héroïser la victime plutôt que de vouloir la respecter, c’est tuer la guerrière, assassiner la créatrice, valoriser la soumise, poser un interdit sur le fait que la femme soit l’égale de l’homme ». Ainsi, les incontournables luttes féministes à mener ne pourront s’aliéner la moitié de l’humanité pour y parvenir et « la guerre des genres est un tango funeste qui conduira à sa perte notre égalité lumineuse ». Car cette revendication victimaire perpétuelle amène finalement à « segmenter la société entre dominants et dominés, les dominés étant par essence les femmes », et à briser « tout espoir de sereine cohabitation entre les genres ». Selon Tristane Banon, les féministes essentialistes tendent par ailleurs à rester « silencieuses sur des atteintes contemporaines aux libertés fondamentales des femmes » tout en étant très virulentes « pour définir des droits différents selon les genres ».
Comme on le voit, de la même façon qu’il n’y a pas un modèle univoque de masculinité, il n’y a pas non plus de « Nous toutes » du côté des féministes…

« Peut-être que la première chose à oublier serait qu’il existe un « nous » quand on parle du désir, une « les femmes » désirant de concert les mêmes choses, ayant listé les mêmes désirs minuscules » (Alice Zeniter). Et réciproquement concernant les hommes…

Mais au fond, les inégalités de genre sont-elles vraiment comparables aux discriminations systémiques concernant certaines communautés sociales, culturelles ou ethniques ? Est-il pertinent d’assimiler les femmes à une « minorité » subissant un ostracisme et des ségrégations institués, à l’image des régimes d’apartheid ? S’insurger contre la domination masculine, les violences sexistes, doit-il mener à considérer le genre féminin en tant qu’identité communautaire homogène, se caractérisant notamment par une dimension subalterne et de soumission ?

« Y a-t-il un privilège blanc ? Oui, absolument. Y-a-t-il quelque chose de toxique dans la masculinité ? C'est un peu plus compliqué que ça. Il y a sûrement plein de salauds, mais il y a aussi des hommes bien » Jonathan Franzen, (interviewé par Nathalie Crom dans Télérama N°3792).

Qu’est-ce qu’une minorité ? Il s’agit déjà du « regroupement » d’un plus petit nombre face à un effectif supérieur. Ce qui, objectivement, n’est pas le cas des femmes, représentant la moitié de l’humanité… Il s’agit également de la réunion de personnes liées entre elles par des affinités religieuses, linguistiques, ethniques, politiques, englobées dans une population plus importante et hégémonique. Là encore, on peut difficilement inscrire les femmes dans ce cadre. Pour Emmanuel Kant (« Qu’est-ce que les lumières ? »), la minorité constitue « l'incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'autrui ». Sur ce point, cela serait vraiment méprisant et archaïque d’assimiler les femmes à cet état…

L’approche deleuzienne pourrait, en première instance, s’avérer plus pertinente. En effet, la minorité y est abordée comme une forme de dissidence conflictuelle qui viendrait fragiliser le système de la majorité, caractérisée par « l’hégémonie d’un ensemble normatif déterminant l’inscription sociale des pratiques, des conduites et des multiplicités humaines, et aménageant les régimes d’énoncés et les positions subjectives dans lesquels s’individualisent les groupes et les personnes, et dans lesquels s’articulent leurs intérêts et leurs revendications, leurs appartenances et leurs distinctions, leurs reconnaissances et leurs identifications » (Guillaume Sibertin-Blanc)

Ainsi, les divergences « minoritaires » constituent des « créations énonciatives » - littéraires, mais aussi bien politiques, théoriques ou philosophiques – qui contribuent à créer « les moyens d’une autre conscience et d’une autre sensibilité » en fissurant l’ordre dominant. Pour Deleuze et Guattari, « la puissance de minorité, de particularité, trouve sa figure ou sa conscience universelle dans le prolétaire (…). C’est en sortant du plan du capital, en ne cessant pas d’en sortir, qu’une masse devient sans cesse révolutionnaire... » (« Mille plateaux »). Le « devenir minoritaire » est donc une « machine de guerre » dont la finalité est « le mouvement révolutionnaire (connexion des flux, composition des ensembles non dénombrables, devenir-minoritaire de tout le monde) ».

Ainsi, l’ordre hégémonique tend à « minoriser », tout en créant par ce même mouvement les possibles d’une riposte anti-majoritaire.

Cependant, pour Deleuze, les minorités ne sont pas « révolutionnaires » en soi, en particulier s’y elles en arrivent à se figer et à s’essentialiser dans une forme d’identité enclose : « ce n’est certes pas en utilisant une langue mineure comme dialecte, en faisant du régionalisme ou du ghetto, qu’on devient révolutionnaire ; c’est en utilisant beaucoup d’éléments de minorité, en les connectant, en les conjuguant, qu’on invente un devenir spécifique autonome imprévu ». Ainsi, les « devenirs minoritaires » ne peuvent fissurer les courants hégémoniques dominants qu’à travers la potentialité de s’hybrider, de s’articuler à d’autres luttes, de se relier à d’autres problématiques, parfois très divergentes vis-à-vis des intérêts communautaires et identitaires. Là, il s’agit de s’opposer à « l’automation des axiomes capitalistes autant qu’à la programmation bureaucratique », en revendiquant un « universel minoritaire » qui exprimerait des pratiques effectives de l’universalité à travers des compositions hétérogènes de puissance.

« La minorité, c’est le devenir de tout le monde, son devenir potentiel pour autant qu’il dévie du modèle ». Au fond, le majoritaire est du côté de ce qui est homogène, constant, identique, alors que le minoritaire et du côté du devenir, du potentiel, du créatif, de l’instituant, de ce qui relie, créolise, en visant un au-delà de soi.

« Et l’essentiel tient alors pour Deleuze à l’efficace spécifique de tels processus, qui est d’agir simultanément contre l’universel vide de la norme hégémonique et contre la particularisation inclusive-excluante de la minorité comme sous-système » (Guillaume Sibertin-Blanc).

Dans une perspective deleuzienne, les mouvements identificatoires ne peuvent donc être que rhizomatiques, anarchistes, confrontés à la pluralité, à l’altération permanente. Et Derrida souligne également que toute parole ne peut s’extraire de la « langue de l’autre ». A travers la notion de "différance", le père de la déconstruction introduit du jeu polyphonique, un écart permanent par rapport à soi contenu dans la langue même, mettant ainsi en garde vis-à-vis du renferment de l'identité sur elle-même.

Dès lors, on perçoit bien que toute « minorité » qui aurait tendance à se replier, à revendiquer une forme de séparatisme absolu, perdrait son caractère émancipateur.

D’ailleurs, François Vergès rappelle également que « toute identité minoritaire peut être intégrée dès lors qu’elle est marchandisable ».

Et, pour Vladimir Safatle, « penser les sujets à partir de leur prédication, ce sont les penser à partir des relations de possession, comme des individus essentiellement définis en tant que « propriétaire de sa personne » ». L’identité suppose ainsi une forme de possession de soi, élevée à un mode naturalisé, et venant nier la négativité en tant qu’indétermination propre aux sujets. Dès lors, « une politique véritablement émancipatrice ne peut être qu’une politique qui n’est pas organisée par la mise en place d’institutions et de normativités seulement capables de permettre une reconnaissance plus globale des prédicats des individus et de l’ordre social des différences qui en découle. Au contraire, cette politique transformatrice dont il peut s’agir ne peut être qu’une politique fondée sur la force d’un horizon anti-prédicatif et impersonnel ». Toute visée émancipatrice doit donc à la fois refuser « la croyance en la force transformatrice de l’affirmation identitaire » tout en reconnaissant les différences, la singularité des subjectivations, des socialisations, des oppressions, à la fois sur le plan intime et systémique. La lutte doit ainsi s’appuyer sur des affects susceptibles de « construire des liens à partir de ce qui me dépossède de mes déterminations », de produire « des dépossessions généralisées, des ruptures de systèmes individualisés d’identités »

« Une politique vraiment émancipatrice se fonde sur la capacité de faire circuler socialement l’expérience de la détresse, de faire circuler la violence propre à la détresse et non de construire des fantasmes qui nous en défendent. Car la politique peut être pensée en tant que pratique qui permet à la détresse d’apparaitre comme fondement pour la productivité des nouvelles formes sociales ».

Or, le capitalisme néolibéral constitue justement une forme d’ « expropriation directe de l’économie libidinale des sujets », à travers un idéal disciplinaire d’auto-entreprenariat de soi poussant à la construction performative d’identités opposables et marchandisables. Adorno l’avait bien souligné : l’identité est une forme originaire de l’idéologique, susceptible d’inscrire la polymorphie pulsionnelle dans un ordre mercantile. De fait, « les identités sont toujours construites à l’intérieur de relations asymétriques de pouvoir, étant par là même des expressions de stratégies de défense ou de domination ». En conséquence, « l’abolition de la propriété privée doit accompagner nécessairement l’abolition d’une économie psychique fondée sur l’affirmation de la personnalité comme catégorie identitaire », et retrouver une « puissance de dépersonnalisation, amenant les sujets à ne plus parler comme s’ils étaient porteurs d’identités et d’intérêts particuliers ».

« Les sujets ne deviennent sujets politiques que quand leurs demandes individuelles se désindividualisent » - ce qui ne signifie pas qu’il faille pour autant effacer ce qui nous constitue, nos racines et appartenances, ainsi que nos oppressions spécifiques…Je dois lutter à partir de ce que je suis, évidemment, de ma place et de mon histoire, tout en ayant la capacité de m'oublier moi-même, de me décentrer pour viser un Commun qui transcende mon égo ou ma communauté. Être moi, mais pas seulement, au-delà...Devenir femme, enfant, trans, migrant, Ouïghour, baleine, tirailleur sénégalais, Amazonie, SDF, schizophrène, tétraplégique, etc.

Bref, même dans une perspective stratégique, il parait tout de même compliqué de pouvoir assimiler les femmes à une minorité devant rester fermée sur elle-même pour se préserver et ne surtout pas se confronter à l’altération. Et le potentiel subversif du mouvement féministe ne pourra donc s’affirmer qu’à travers la revendication d’une forme d'adelphité et d’universel hétérogène, mouvant, à géométrie variable, véritablement intersectionnel. Traçons donc des lignes de fuite, faisons disparaitre les frontières, géographiques, identitaires, tout en préservant les devenir-autre et les singularités !

"Ne me demandez pas qui je suis, ni de rester le même : c'est une morale d'état civil" (Michel Foucault)

"Tout est départ, devenir, passage, saut, démon, rapport avec le dehors" (Gilles Deleuze)

La comparaison avec certaines luttes politiques d’émancipation, notamment des afro-américains dans le contexte de la ségrégation, trouve alors sa limite – même si, toute réserve gardée, on peut s’autoriser certaines comparaisons. Ces combats ont d’ailleurs pris des formes très différenciées, résumées ici de façon très schématique et réductrice.

Le mouvement des droits civiques, dont Martin Luther King était emblématique, pouvait par exemple revendiquer la désobéissance civile (« chacun a la responsabilité morale de désobéir aux lois injustes »), la lutte contre les discriminations (« une injustice où qu'elle soit est une menace pour la justice partout »), tout en s’opposant à la radicalisation et à la violence, et en prônant une éthique de la réciprocité.

De son côté, le Black Panther Party se revendiquait comme un mouvement révolutionnaire de libération afro-américaine d'inspiration marxiste-léniniste et maoïste. Une grande insistance était mise sur l’autodéfense, avec l’affirmation d’un éthos militaire et d’une identité virile très disciplinée. En termes d’action politique, cette mouvance militante a également pu développer des programmes communautaires à visée sociale très novateurs, avec la volonté de s'inscrire dans les réalités locales et concrètes, au-delà des revendications idéologiques.

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Enfin, « Nation of Islam » constituait une organisation nationaliste, suprématiste et religieuse, ayant imposé un nouveau catéchisme cosmogonique affirmant que les « Blancs » étaient une race inférieure, créée par sélection artificielle à partir de la race première noire. Dès lors, il fallait prôner l’indépendance du peuple noir à travers un séparatisme radical et définitif. 

Au sein de ces mouvements, les luttes intestines pour le pouvoir étaient extrêmement intenses, comme en témoigne Romain Gary dans « Chien Blanc » : « Malcolm X avait été tué par les Noirs, les musulmans noirs, l’organisation dirigée par cette vieille pute d’Elijah qui a engrossé je ne sais combien de ses « fidèles » et que la marche triomphante de Malcolm commençait à menacer ; un milliardaire pétrolier d’extrême droite, H. , incarnation même de la race blanche et de sa défense en Amérique, avait versé, dit-on, des sommes substantielles aux musulmans noirs, escomptant, à juste titre d’ailleurs, que la naissance des ligues racistes noires allait « réveiller » les blancs »…

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Et Romain Gary rapporte également le refus explicite de toute visée commune pour certains militants, au-delà d’intérêts strictement communautaires : « Et ne venez pas parler aux Noirs américains de communisme, parce qu’il ne peut plus être question pour nous d’être intégrés dans quoi que ce soit, ni dans le prolétariat ni dans rien. Nous n’avons aucune intention de renverser le capitalisme américain, bien au contraire. Nous voulons nous faire rembourser. Nous avons des siècles de spoliation, d’exploitation, de travail et de sueur à nous faire rembourser, avec onze pour cent d’intérêt, et nous n’avons aucune intention de partager cela avec le prolétariat blanc ».  « Le communisme est notre ennemi, parce qu’il se réclame de la justice sans classes, de l’universalité, de la justice universelle ».

Ainsi, l’écrivain, désabusé, pointe les limites de ce combat : « Vous êtes en train de rater la seule vraie chance du peuple noir : celle d’être différent. Vous vous donnez beaucoup trop de mal pour nous ressembler ». Et de mettre en contrepoint, non sans une certaine naïveté peut-être, la révolte étudiante parisienne de mai 68 : « lorsque nos CRS se jettent en avant, matraque au poing, à Sèvres-Babylone, c’est au ghetto américain qu’ils ont affaire, au Viêt-Nam, au Biafra et à tout ce qui crève de faim sur la terre. La révolte de la jeunesse de Paris s’inscrit tout naturellement dans ce récit parce qu’elle ne vise aucune situation sociale spécifique : elle les vise toutes. Ces poings français serrés, ces poings blancs, ce sont aussi des poings noirs ».

A l'instar de W.E.B. Dubois, ne faut-il pas revendiquer "la réalisation d'une humanité plus large qui reconnaisse librement les différences entres les hommes mais désapprouve sévèrement toute inégalité dans leurs possibilités de développement" ? Ne pourrait-on partager le point de vue de J. Sauders Redding : "l'homme blanc déprimé du Sud se réveille seulement pour découvrir que lui et le Nègre ont été drogués par la même position mystique de haine, de lutte raciale, consistant à jouer le pauvre travailleur noire contre le pauvre travailleur blanc" ?...mais aussi les hommes contre les femmes, les TERF contre les trans, les féministes universalistes contres les intersectionnelles, etc.

Certes, le séparatisme peut s'avérer tout à fait nécessaire, afin de restaurer la dignité d'un entre-soi, de retrouver des espaces de sécurité susceptibles de faire émerger une parole trop souvent étouffée. L'enjeu est de savoir si ce repli constitue une étape nécessaire mais temporaire, à dépasser dans les luttes pour l'émancipation, ou une fin en soi. Par ailleurs, n'oublions pas que, s'il y a bien séparatisme dans notre société, c'est avant tout celui des classes privilégiées, qui refusent toute mixité sociale, qui font sécession, qui protègent leurs prérogatives et leurs intérêts privatisés, qui se détournent de l'obligation de rencontrer l'autre, etc....

Au fond, en ce qui concerne les luttes féministes, la confrontation aux enjeux identitaires et aux possibilités d’ouverture sera sans doute inévitable, et orientera de façon décisive les horizons. Les dynamiques intersectionnelles font déjà un pas dans ce sens, tout en restant cantonnées à un cumul de conditions prédicatives. Certes, sur le plan stratégique, on peut prôner une forme de radicalité, de contre-violence, de repli défensif, de désignation généralisée des ennemis, de logique guerrière, voire de terreur, etc. De surcroit, il faut parfois caricaturer, dénoncer à outrance, mettre en exergue, être dans une forme de jusqu’au-boutisme simplificateur et clivé, afin d’exister et de visibiliser.

Néanmoins, il faut aussi être conscient des écueils : l’enfermement identitaire au détriment de l’altérité et du Commun, l’oubli des réalités concrètes au bénéfice d’un discours purement idéologique à prétention performative, la négligence voire l’ostracisme de tous ceux qui ne rentreraient pas dans les clous, les dommages collatéraux…A l’instar de l'involution totalitaire de la révolution Bolchevik, il convient sans doute de rester vigilant vis-à-vis d’un mouvement d’émancipation organisée par des représentants auto-proclamés qui constitueraient « l’avant-garde » éveillée, les seuls porteurs de la conscience d’un groupe dominé, considéré comme incapable de mener la lutte du fait de son aliénation. Lénine définissait la dictature du prolétariat comme un « pouvoir conquis par la violence (…) qui n’est lié par aucune loi ». Au-delà de l’idéal communiste et de la nécessité de faire face aux coalitions ennemis, les germes de l’autoritarisme étaient sans doute déjà ensemencés…

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