Billet de blog 10 septembre 2023

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Chili, du 11 septembre 1973 à octobre 2019, de Pinochet à Boric

Les images de la Moneda sous les bombes. Les assassinats par milliers. La torture. La voix de Victor Jara s’éteignant sous les balles. Les livres brûlés. Pinochet et ses lunettes noires, assis les bras croisés. La CIA derrière tout cela.

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Ce ne fut évidemment pas le premier coup d’État financé par les États-Unis contre un gouvernement élu démocratiquement ni même le plus sanglant. Il eut pourtant un retentissement considérable en France. Sans doute parce que l’Union de la Gauche semblait y être aux portes du pouvoir et que l’Unité Populaire au Chili paraissait ouvrir un nouveau chemin, celui de la voie démocratique vers le socialisme. Santiago préfigurait-elle ce qui pourrait se passer à Paris ?

« De défaite en défaite jusqu’à la victoire finale » aurait dit Victor Serge. Pour entretenir la flamme de l’espérance après cette fin tragique, il fallait sublimer les martyrs. Croire qu’Allende ne s’était pas suicidé mais était mort l’arme au poing en combattant dans la Moneda. Que Victor Jara avait eu les doigts coupés à la hache par les militaires. Était-ce vrai ? Qu’importe, c’était nécessaire. Le 28 septembre 1973, sur la place de la Révolution de La Havane, après le discours poignant de Beatriz « Tati » Allende, Fidel Castro fit ce qu’il savait faire de mieux : manipuler des symboles et créer des mythes.

Dans les semaines et les mois qui suivirent le coup d’État, la France accueillit environ 15 000 réfugiés chiliens. Des « marxistes », des « communistes », des « gauchistes », tous étaient « des amis de nos ennemis » en quelque sorte. Et pourtant, c’était sous Pompidou et Marcellin, mais c'était un temps où la Déclaration des droits de l’homme signifiait encore quelque chose pour les dirigeants de ce pays, même de droite. Même très à droite.

Mitterrand fut élu en 1981. Il n’y eut pas de coup d’État. La France n’était pas le Chili et surtout, Mitterrand n’était pas Allende. Ce dernier s’était battu (mal, diront certains) et avait été vaincu tandis que le premier capitula sans coup férir. Pinochet démissiona de la présidence de la République à la suite du référendum perdu de 1988. Mais il demeura chef d'état-major des armées jusqu'en 1998 puis sénateur à vie. Il avait pris soin de promulguer une constitution qui assurait son impunité et qui gravait dans le marbre le néolibéralisme que les principales forces politiques de la « Concertación »  (Démocratie Chrétienne et Parti Socialiste) ne remirent jamais en cause. Ce qui fut le parti d’Allende se dissolvait dans la politique néolibérale, comme sous d’autres latitudes.

Le temps passait et le souvenir du Chili de l’Unité Populaire s’estompait dans la mémoire de l’auteur de ces lignes. Jusqu’au milieu des années 2010 où les hasards de la vie m’amenèrent à séjourner une demi-douzaine de fois au Chili. Marcher dans les rues ce qui fut Santiago ensanglantée (*). Voir La Moneda, quarante ans après avoir regardé ces images en noir et blanc du palais bombardé par les avions de chasse. Visiter le bouleversant Musée de la Mémoire à Santiago. Y écouter une nouvelle fois le dernier discours d’Allende improvisé sur l’antenne de Radio Magallanes dans le palais présidentiel sous les bombes. Et sa fin sublime sur « las grandes alamedas » (**).

A Isla Negra, découvrir la maison de Neruda, ce petit joyau au bord du Pacifique qui constitue sa dernière demeure puisqu’il y est désormais enterré, face à la mer. Sur son bureau, un portait de Baudelaire et au mur, une copie encadrée du poème de Du Bellay Heureux qui comme Ulysse. A Santiago, dénicher dans une librairie de la calle Miraflores un exemplaire du Canto General que Neruda avait dédicacé au « Compañero Presidente » Salvador Allende. Le trouver trop cher et regretter depuis de l’avoir remis dans les rayons.

Le Chili était devenu l’un des pays les plus inégalitaires dans une Amérique Latine où la concurrence est pourtant vive dans ce domaine. La croissance économique et la stabilité politique du pays lui valaient les éloges des milieux d’affaires. Les mêmes qui s’étaient félicités du coup d’État en 1973. « El pueblo unido jamás será vencido. » Voire… L’ordre régnait à Santiago. « Par la raison ou la force », c'est la devise du Chili. Surtout par la force. Des milliers de Chiliens étaient morts, des dizaines de milliers avaient été torturés. Pour rien ?

Mon dernier séjour au Chili eut lieu en octobre 2019, au tout début d’un immense soulèvement populaire. Après une augmentation du prix des transports publics, les collégiens commencèrent à sauter les barrières du métro de Santiago. En quelques jours, le pays s’embrasa. Le 19 octobre fut déclaré l’état d’urgence pour la première fois depuis la fin de la dictature. Couvre-feu, militaires et blindés dans les rues de Santiago, « caserolazos » aux fenêtres et sur les balcons des immeubles, répression violente dans les quartiers populaires. Les premiers morts sous les balles de la police et de l'armée. A nouveau.

Sombres journées. Quoi toujours ce serait (...) Le bâillon pour la bouche et pour la main le clou. Mais, le 25 octobre 2019, est venu ce jour imaginé par le poète : Un jour couleur d’orange / un jour de palme un jour de feuillages au front / un jour d’épaule nue où les gens s’aimeront / un jour comme un oiseau sur la plus haute branche.  Ce vendredi-là eut lieu « la marcha más grande de Chile » : 1,2 million de manifestants à Santiago (selon la police), près de 3 millions au total dans ce pays de moins de 20 millions d’habitants. Être présent au milieu de cette foule immense, si heureuse de se retrouver après tant d’années à baisser la tête. « Chile despertó », « le Chili s’est réveillé » chantaient les manifestants. La Plaza Italia, lieu de convergence de toutes les grandes manifestations à Santiago, fut renommée Plaza Dignidad. La dignité retrouvée du peuple chilien.

Quatre ans plus tard, qu’est devenu le Chili ? Gabriel Boric a été investi président du Chili en mars 2022. Après avoir reçu les honneurs militaires devant le palais de La Moneda et avant d’y faire son entrée, le nouveau président alla s’incliner devant la statue d’Allende, flanqué du chef d’état-major des armées. Lequel était désormais sous les ordres de Maya Fernández Allende, la fille de Tati, nommée ministre de la Défense. Puis Boric conclut son premier discours de président en citant le dernier discours de son illustre prédécesseur, « las grandes alamedas ».

Des symboles forts mais qu’en reste-t-il ? La constitution adoptée par l’Assemblée Constituante élue en mai 2021 était la plus progressiste jamais élaborée : elle a été rejetée par referendum en septembre 2022. La répression contre le peuple Mapuche continue. La réforme fiscale a été repoussée par le Congrès en mars 2023 et ne verra sans doute jamais le jour. L’eau est toujours privatisée et la retraite par capitalisation, honnie par une majorité de Chiliens, est toujours en place. En juin dernier, le Congrès a voté « la loi de la gâchette facile » qui accorde  la présomption de légitime défense à tout policier faisant usage de son arme. Macron en rêve pour sa garde prétorienne, Boric l’a fait. Le chemin qu’il emprunte ressemble parfois plus à de sombres ruelles qu’à de larges avenues.

Pinochet est mort (paisiblement) mais le pinochetisme est plus que jamais vivant. Jose Antonio Kast, qui se réclame ouvertement du dictateur, a obtenu 44% des voix au second tour de l'élection présidentielle. Le 11 septembre 2022, il publiait sur Twitter : « Le 11 septembre 1973, le Chili a choisi la liberté. Grâce à des hommes et des femmes qui se sont levés pour empêcher la révolution marxiste, nous avons le Chili d’aujourd’hui. » En mai 2023, son parti est arrivé largement en tête des élections pour la nouvelle Assemblée Constituante et il y dispose d'une minorité de blocage.

« Las grandes alamedas » semblent demeurer un horizon lointain. Le 25 octobre 2019, on pouvait lire sur une pancarte brandie par un(e) manifestant(e) : « Ce fut si difficile de nous retrouver. Ne nous séparons pas ! » « L’histoire nous appartient et ce sont les peuples qui la font » affirmait Allende dans son ultime discours. Cinquante ans après le 11 septembre 1973, la lutte du peuple chilien continue. Pour construire une société meilleure.

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© Chas Gerretsen 1973 / Susana Hidalgo 2019

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(*) D'après le titre de la chanson écrite et composée par Pablo Milanés en hommage à Miguel Enríquez, secrétaire général du MIR, assassiné par la dictature de Pinochet en octobre 1974.

(**) « Trabajadores de mi patria : (...) Sigan ustedes sabiendo que, mucho más temprano que tarde, de nuevo abrirán las grandes alamedas por donde pase el hombre libre, para construir una sociedad mejor. » (Travailleurs de mon pays : (...) Allez de l’avant et sachez que dans un avenir plus proche que lointain vous ouvrirez à nouveau les larges avenues par où s’avancera l’homme libre pour construire une société meilleure.)

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