Billet de blog 16 février 2011

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Emile Borel, un mathématicien dans la cité

Laurent Mazliak, mathématicien, dresse le portrait d'Emile Borel (1871-1956), «intellectuel militant sans relâche pour mettre les découvertes scientifiques et technologiques au service de la vie sociale», et, en bon probabiliste, défenseur du hasard et de la nécessaire liberté des chercheurs.

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Laurent Mazliak, mathématicien, dresse le portrait d'Emile Borel (1871-1956), «intellectuel militant sans relâche pour mettre les découvertes scientifiques et technologiques au service de la vie sociale», et, en bon probabiliste, défenseur du hasard et de la nécessaire liberté des chercheurs.

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Le 10 décembre 2010 s'est tenue, dans les locaux de l'Institut des sciences de la communication du CNRS, une après-midi consacrée à la présence des mathématiciens dans la cité illustrée par le cas d'Emile Borel.

A la fois mathématicien fécond, publiciste et animateur de plusieurs collections scientifiques importantes, vulgarisateur inlassable de la science de son temps à destination d'un large public, intellectuel militant sans relâche pour mettre les découvertes scientifiques et technologiques au service de la vie sociale, enfin homme d'Etat s'embarquant dans une carrière politique nationale en parallèle avec sa vocation scientifique, Emile Borel, né le 7 janvier 1871 à Saint-Affrique, chef-lieu de canton dans l'Aveyron, et mort à Paris le 3 février 1956, fut un représentant emblématique de la « république des professeurs ».

Borel a voulu saisir, avec une énergie jamais démentie, toutes les occasions où l'expertise de l'homme de science paraissait indispensable pour prendre des décisions stratégiques ou pour élever la conscience de ses contemporains vers une meilleure connaissance du monde. En plus d'œuvres mathématiques d'une très grande portée, il a ainsi laissé beaucoup de textes où il livre des considérations sur des sujets traitant de la place de la science dans la société, tels que le rôle de l'Etat dans la recherche scientifique, la nécessité pour l'école de fournir aux élèves une habitude et des méthodes de quantification des risques ou des pensées sur la crise économique de 1929.

La nette orientation de sa carrière proprement scientifique vers des mathématiques plus appliquées (notamment vers la théorie des probabilités dont il fut un rénovateur majeur), orientation qui se produisit beaucoup plus tôt qu'on ne le dit habituellement, est liée à ce souci constant que les savants ne restent pas enfermés dans leur tour d'ivoire mais au contraire aillent au devant du plus large public possible. S'il convainquit certains disciples (Georges Darmois, Maurice Fréchet) du bien fondé d'une telle attitude, il s'attira aussi la critique d'autres qui, comme Lebesgue avec lequel il eut une relation passionnée et orageuse, lui reprochèrent d'avoir abandonné le terrain de la science pour le journalisme. Borel incarna ainsi tout au long de sa vie le rôle du savant au cœur de la cité dont la mouvance radical-socialiste faisait une des chevilles ouvrières du progrès social.

Les trois axes d'approche qui avaient été choisis pour l'après-midi reprenaient trois grandes composantes de cette riche activité. Le premier exposé (Hélène Gispert, Université Paris-Sud) réfléchissait à l'engagement de Borel dans la diffusion scientifique, et notamment son travail journalistique dans l'aventure de la Revue du Mois qu'il fonda en 1905 avec sa femme Camille Marbo. Le deuxième (Laurent Mazliak, Université Pierre et Marie Curie) à la manière dont les mathématiques du hasard vont être pour lui emblématiques d'une nécessité d'implication du mathématicien dans les problèmes de type scientifique présents dans le monde contemporain. Et enfin, le troisième (Jean-Michel Guieu, Université Paris I) à dresser un panorama de son engagement en politique, spécialement en faveur de la coopération européenne et internationale.

En regard de ces exposés à caractère historique, les organisateurs avaient proposé à un mathématicien (Francis Comets, Université Denis Diderot), un membre de la classe politique (Alain Fauconnier, sénateur-maire de Saint-Affrique) et un journaliste scientifique (Aurélie Luneau, France-Culture) d'intervenir pour présenter leur point de vue sur la manière dont le mathématicien (et plus généralement le scientifique) contemporain est amené à se positionner par rapport à ces trois aspects. Une large discussion finale a permis de souligner quelques résonances entre ces différentes directions.

La réflexion autour de l'engagement citoyen des scientifiques n'est naturellement pas nouvelle et l'approche historique choisie pour observer le cas d'Emile Borel permettait entre autres de faire ressortir différences et ressemblances avec la situation contemporaine. Parmi les points de convergence, on peut lire avec une certaine gravité sous la plume de Borel l'inquiétude récurrente d'une vision trop utilitariste de la science. Car si Borel, marqué comme on l'a dit par une conception très positiviste du progrès humain par la science, n'a jamais refusé que les développements mathématiques puissent servir à quelque chose, il garda aussi toujours à l'esprit que les mathématiques (et, par delà, toute science) doivent aussi être développées pour elles-mêmes, selon leur rythme propre qui ne peut être dicté par aucune considération de rentabilité ou de profit plus ou moins immédiat.

L'expérience traumatique de la Grande Guerre, dans laquelle Borel jeta toute son immense énergie à la tête de la Direction des Inventions, constitua un apprentissage efficace pour discerner la complémentarité des approches. Lors du conflit, il put se faire une idée nette du type de production technico-scientifique qu'un programme de recherche à très court terme permet d'obtenir, mais aussi de la manière dont des décideurs politiques (certes confrontés à une situation d'urgence particulière) pouvaient être obnubilés par la visibilité de résultats.

Au début des années 1920, il entame comme on l'a dit une carrière politique au sens propre. Il a alors encore très présent en mémoire la façon dont l'effort de guerre a pu peser avec force sur les orientations scientifiques, et craint probablement que cette expérience n'ait que par trop donné aux dirigeants le goût de régenter toujours plus l'activité des hommes de science. Les crispations politiques des années qui suivirent, avec l'apparition de régimes politiques autoritaires en Russie soviétique ou en Italie, confirmèrent ses craintes. Borel se sentit régulièrement tenu de défendre la nécessité de coexistence des différentes approches de l'activité scientifique, utilitariste et désintéressée, et de plaider pour une véritable liberté des scientifiques, et il le fit en écrivant des articles dans différentes revues, comme la revue Scientia.

En 1922, son article «La science dans une société socialiste» expose sa vision de la contrainte excercée par l'Etat sur les scientifiques, contrainte qu'il pense devoir être réduite uniquement au minimum de contrôle nécessaire pour éviter des dérives trop flagrantes. Et encore, il conçoit ce contrôle comme fait essentiellement a priori par «un système d'examens assez larges et assez variés pour que des voies diverses soient ouvertes très nombreuses et que les jeunes gens puissent d'engager dans celle qui correspondrait le mieux à la nature de leur esprit».

Car pour le reste, pour Borel, il n'est pas d'autre choix cohérent que de laisser une latitude quasiment absolue aux chercheurs, car «écraser la pensée libre sous un système de contrôle confié à des Universités ou à des Académies, c'est risquer de couper les ailes à toute véritable originalité, à toute pensée vraiment neuve». Le choix des sujets est notamment en grande partie laissé à l'appréciation des chercheurs eux-mêmes, et il est fondamental que les champs de la connaissance soient explorés tous azimuts sans se limiter à ce qui paraît devoir avoir la rentabilité à courte échéance la plus immédiate (en terme de résultats scientifiques ... mais aussi, probablement, financièrement...). Borel mentionne que «les recherches de caractère en apparence purement "artistique", qui n'ont pour le savant d'autre intérêt que la recherche de la beauté scientifique, se révèlent quelquefois comme les plus fécondes. L'un des exemples les plus récents et les plus frappants de ce fait est l'importance qu'a prise dans la théorie de la relativité le calcul différentiel absolu de MM. Rici et Levi-Civita».

Certes, admet Borel, la quantité de travaux destinés à tomber dans l'oubli est énorme mais «ce qu'il faut chercher à faire comprendre à tous, sans chercher à le dissimuler, c'est que ce déchet formidable est une nécessité qu'il faut accepter. (...) Prévoir parmi les jeunes gens de vingt ans, celui qui dix ou vingt années plus tard sera un Galilée, un Newton ou un Descartes, c'est une tâche (...) impossible. Il est donc nécessaire de donner à beaucoup les moyens de travail pour que dans ce plus grand nombre se trouve celui qui est prédestiné et dont la découverte payera au centuple et bien au delà toute la dépense faite pour tous». Et Borel fonde joliment son raisonnement sur la théorie des probabilités qui nous apprend comment c'est un phénomène de grands nombres qui est la meilleure garantie de survenue d'un événement rare.

Il écrit plus loin : «Celui qui n'a pas de génie et que la chance ne sert point ne doit pas en être rendu responsable et, si pendant dix ou vingt ans, il s'est spécialisé dans une étude abstraite et est devenu impropre à toute autre utilisation sociale que la poursuite de cette étude, il faut que la société qui l'a laissé s'engager dans cette direction, qui l'y a peut-être encouragé, prenne son parti de ce déficit dans son compte d'exploitation et s'en console par les bénéfices énormes qu'elle réalise sur le concurrent plus heureux qui aura découvert le vaccin de la rage ou la télégraphie sans fil. En définitive, c'est Pasteur et Marconi qui payent pour les carrières scientifiques avortées; cela est juste d'ailleurs, car ils ont bénéficié du travail accumulé par de nombreuses générations de savants, dont beaucoup n'ont même pas eu la récompense de la notoriété». Il termine enfin son article en signalant une inquiétude particulière au sujet des mathématiques: «Il faut éviter à tout prix que la culture mathématique désintéressée cesse d'attirer de nombreux chercheurs; c'est elle qui risque d'être la plus menacée».

On voit donc à travers ces lignes un Borel singulièrement anxieux d'un possible dévoiement du rôle dévolu aux scientifiques, anxiété qu'on ne peut que relier au profond traumatisme engendré par la guerre et qui l'avait incité à quitter encore plus les cénacles feutrés de l'Université pour aller au contact du grand public citoyen. Un exemple, à coup sûr, à méditer.


Laurent Mazliak, Laboratoire de Probabilités et Modèles Aléatoires, Université Pierre et Marie Curie, Paris.

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