Maria J. Esteban, directrice de recherche au CNRS, explique pourquoi les mathématiques sont utiles au-delà de l’enseignement et au-delà du simple intérêt de l’avancement de la science et de la connaissance.
On a beaucoup parlé récemment des mathématiques en France à cause du mauvais classement que celles-ci occupent dans la dernière Enquête Pisa 2012 sur l’enseignement dans les pays de l’OCDE. Pourtant, en même temps, on parle aussi régulièrement très positivement des mathématiques à cause des succès importants et des nombreux prix internationaux obtenus par des mathématiciens français (médailles Fields et autres prix européens et internationaux prestigieux). On voit même des films sur les mathématiques dans des salles commerciales (par exemple, Comment j’ai détesté les mathématiques d’Olivier Peyon) !
Mais il y a une face des mathématiques dont on parle très peu ou pas du tout, et qui à mon avis est pourtant d’une importance capitale : c’est l’utilité des mathématiques dans les développements technologiques et industriels, et leur utilité pour le progrès de notre société. Souvent on entend dire ici ou là que les mathématiques sont belles. Eh oui, je suis d’accord, elles sont très belles. Mais elles sont aussi très utiles ! Et cela est malheureusement beaucoup moins connu et doit être rappelé ! Dans cet article je voudrais expliquer pourquoi les mathématiques sont utiles au-delà de l’enseignement et au-delà du simple intérêt de l’avancement de la science et de la connaissance.
La principale raison pour laquelle les mathématiques jouent un rôle fondamental dans le développement économique et technologique est que les problèmes à résoudre dans ces domaines sont écrits en langage mathématique. Il est bien connu, et depuis longtemps, que les phénomènes de la physique et de la mécanique sont écrits par des formules mathématiques. Il est sûrement moins connu que de nos jours de nombreux problèmes en économie, biologie, santé, communications, énergie, etc. sont aussi décrits par des équations ou des modèles mathématiques. Et pour étudier ces problèmes de manière rigoureuse et efficace il faut faire des maths ! Il faut savoir utiliser des outils mathématiques existants, mais aussi développer de nouveaux outils, et il faut donc faire de la recherche. Car ce qui s’écrit en langage mathématique doit être étudié avec les outils que cette science possède ou développe.
La deuxième raison importante pour laquelle les mathématiques sont indispensables pour l’étude de problèmes liés au développement des nouvelles technologies et à l’innovation est que désormais le design de nouveaux produits industriels est le plus souvent réalisé à l’aide de la modélisation mathématique et de la simulation numérique et non plus avec la réalisation de prototypes bien plus coûteux, ou tout simplement irréalisables. La simulation se fait à l’aide d’ordinateurs qui calculent des solutions approchées des problèmes à résoudre (décrits par des équations mathématiques).
La simulation peut être faite sans trop de rigueur, avec des méthodes de calcul numérique existantes, ou avec l’utilisation de boîtes noires toute prêtes ; et cela peut donner de bons résultats… ou de moins bons ! Le travail de simulation et de calcul scientifique fait par un mathématicien utilisera les meilleures méthodes et prouvera des résultats de convergence, qui garantiront une bonne approximation, et que ce qu’on calculera et qu’on simulera correspond bien à ce qu’on cherche ; ce qui n’est pas garanti autrement. Un mathématicien peut en effet garantir la qualité de l’approximation faite au moment de la simulation et peut également donner une mesure des erreurs, ce qui est d’une importance capitale.
Un mathématicien peut aussi trouver des manières d’accélérer les calculs sans diminuer la qualité des résultats. Tout cela résulte d’un travail soutenu au sein de la communauté des mathématiciens, et surtout des mathématiciens appliqués et des experts en calcul scientifique, afin de trouver sans cesse de nouvelles méthodes numériques d’approximation, performantes, rapides, robustes et sûres. Ces méthodes sont parfois couplées à des méthodes algébriques, relevant de ce que nous appelons le Calcul formel. La recherche dans ce domaine est extrêmement active, et elle est boostée par les problèmes à résoudre au niveau industriel.
Par ailleurs, l’industrie ne peut pas attendre des années pour répondre à un défi technologique, elle a besoin de réponses rapides. D’où le besoin de développer de nouvelles méthodes en continu pour répondre aux nouvelles demandes et résoudre des problèmes de plus en plus complexes.
Tout ceci explique que dans la conception d’un nouvel avion, ou d’une nouvelle voiture, ou un nouveau téléphone portable intelligent avec toutes sortes de gadgets et une excellente caméra digitale, la quantité de mathématiques utilisées est impressionnante, ce qui est assez peu connu du public. Les mathématiciens ont en effet fait peu d’efforts pour expliquer leur travail et ses conséquences pratiques ; c’est donc en partie leur faute si le public n’est pas au courant par exemple de l’utilisation importante de l’optimisation mathématique dans l’organisation et le fonctionnement de la SNCF ou d’Air France. En effet, la rotation d’une si grande quantité de matériel et de personnel ne peut pas se faire « à la main », et bien que l’utilisation de programmes commerciaux soit possible, elle n’est pas toujours bien adaptée aux besoins concrets de l’entreprise.
Quand un appareil photo numérique est capable de corriger les flous liés au mouvement de l’appareil au moment de la prise d’une photo, ou peut stocker des photos de tailles diverses, personne ne pense que derrière ces tâches automatisées il y a de nombreux algorithmes basés sur des mathématiques récentes et sophistiquées.
Mais les mathématiques jouent également un rôle de plus en plus important dans des domaines moins traditionnels d’application, comme la santé (traitement optimal de cancers par exemple) et l’écologie (traitement de la pollution, évolution de maladies dans un environnement naturel ou modifié par l’homme).
Contrairement à ce que pensent certaines personnes, la recherche mathématique est aujourd’hui plus vivante que jamais, et cela en grande partie parce qu’elle doit répondre aux nombreux défis posés par l’avancement technologique de nos sociétés. Les mathématiques sont vraiment le langage de l’innovation, et si les sociétés occidentales veulent maintenir un niveau économique important face aux pays émergeants, leur rôle devrait s’accroître. Des pays comme la Chine, l’Inde ou la Corée ont compris ce besoin, et investissent massivement dans l’éducation de leurs étudiants, en particulier en mathématiques. Le lien avec l’innovation n’est pas nécessairement encore bien fait dans ces pays, tandis que dans un pays comme la France il est déjà clair pour une bonne partie de la communauté mathématique, mais aussi du monde industriel.
Beaucoup reste à faire, surtout au niveau des PME qui ont souvent peu de moyens pour se lancer dans les activités de recherche qui leur permettraient de faire bien mieux que ce qu’elles font. Beaucoup est également à faire au niveau de la communauté scientifique elle-même, qui doit apprendre à expertiser et à apprécier le travail de ceux qui s’investissent dans les activités de valorisation au niveau industriel. Les enjeux sont importants et tous les acteurs impliqués devraient donc s’accorder pour accroitre l’impact des mathématiques dans l’avancement technologique de nos pays. Evidemment les mathématiciens ne sont pas les seuls à être importants à ce niveau. Ils travaillent avec d’autres scientifiques, comme les chimistes, les biologistes, les physiciens, les informaticiens et surtout les ingénieurs qui sont près de l’application concrète en milieu industriel.
Il y a quelques années, une étude prospective financée par la Fondation Européenne de la Science a mis en évidence les atouts, mais aussi les difficultés, de la recherche mathématique à but industriel en Europe. Cette étude a énoncé des recommandations en direction des décideurs politiques, des financeurs de la recherche fondamentale et appliquée, des mathématiciens universitaires et des industriels.
La situation en France dans ce domaine est bonne, mais elle pourrait être bien meilleure si certaines mesures étaient prises et surtout si certaines prises de conscience avaient lieu. Suite à l’étude prospective citée ci-dessus, l’Agence pour les interactions des mathématiques avec les entreprises et la société (AMIES) a été créée en France. Tout cela va dans le bon sens, mais des efforts sont encore nécessaires si nous voulons que l’apport des mathématiques au développement du monde industriel français et à sa compétitivité soit à la hauteur de ses possibilités : des efforts au niveau du financement de la recherche, de l’évaluation des mathématiques industrielles, de l’accompagnement efficace des chercheurs en mathématiques qui ont des idées et des projets innovants, mais aussi au niveau de la reconnaissance des mathématiques comme outil transversal pour l’avancement de la science, de la technologie et de l’innovation.
Maria J. Esteban, directrice de recherche au CNRS, en poste au laboratoire Ceremade de l'Université Paris-Dauphine. Aprés avoir assuré la présidence de la Société de mathématiques appliquées et industrielles (SMAI), entre 2009 et 2012, elle est élue prochaine présidente du Conseil international de mathématiques industrielles et appliquées (Iciam).