
Pourquoi écrire sur soi ? La question est suffisamment têtue pour que les autobiographes, au moins les pionniers du genre, l’abordent en préambule de leur œuvre. Rousseau, en 1765, y répond non sans orgueil en des lignes mémorables : « Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. » Montrer un homme.
Et une femme ? Parler de soi, relater sa vie depuis l’enfance en vue d'une publication : il faut une impérieuse nécessité pour oser l’entreprendre quand on est femme au milieu du XIXème siècle. Marie Cappelle, tu prends la plume pour te dire après ton procès, en 1841, six ans avant ton aînée, la grande George Sand, autrice à succès dont tu as lu les romans. Sand a-t-elle eu tes Mémoires entre les mains, elle qui comme tout un chacun suivit l’affaire Lafarge qu’elle jugeait « mal menée » ? Dans la longue dissertation qui compose le premier chapitre d’Histoire de ma vie, Sand ne te mentionne pas, mais ses fameux prédécesseurs : l’ancien Saint-Augustin et le moderne Jean-Jacques, hommes illustres par rapport auxquels elle se sent obligée de se situer.
Toi, tu n’as pas le loisir des longs préliminaires. « L’étude du cœur humain » n’est pas ton propos. Tu es en prison. Tu écris, enfermée dans les nouveaux bâtiments de la « maison d’arrêt, de justice et de correction de la Barussie », à Tulle en Corrèze. Tu ne cherches pas à faire œuvre littéraire. Comme Madame Roland en 1793, Madame Lafarge écrit pour que ses Mémoires serve sa mémoire. Manon Phlipon, Marie Cappelle : deux femmes incarcérées que sépare un demi-siècle manient les mots pour la vérité et leur réhabilitation. Mais, épouse et collaboratrice du ministre girondin Roland, la courageuse Manon est détenue en attente de son exécution, pour des raisons politiques. Elle en appelle au seuil de l’échafaud révolutionnaire à « l’impartiale postérité », à la justice que l’Histoire, espère-t-elle, lui rendra. C’est pour des motifs moins éclatants que tu te trouves emprisonnée. Héroïne d’un fait divers, tu es inculpée de meurtre par empoisonnement, jugée à une voix près coupable d’avoir tué ton mari, condamnée aux travaux forcés. Du début à la fin, tu clames ton innocence. Rien de politique dans ton affaire ? À voir.
Voleuse de bijoux selon les apparences et meurtrière d’après le verdict des jurés d’assises, tu es une détenue de droit commun même si tes conditions de détention ne sont sûrement pas celles du commun des malheureuses. Je comprends que, parmi les raisons secrètes qui ont guidé le hasard à me proposer ton nom pour que je l’accepte, il y a ça : la prison. Je la hais. Le principe de la privation de liberté m’est odieux. Et le fait insupportable. Quelques minutes au parloir d’une maison d’arrêt suffisent à percevoir la brutalité idiote de l’enfermement qui ne peut que nourrir chez la détenue une détestation plus forte encore des institutions et de la prétendue justice qui l’a mise là. À quoi servent nos prisons ? À réparer ? À rééduquer ? Ou à garder sous étroite surveillance une partie de la population coupable d’être née du mauvais côté de la barrière sociale ? En définitive, n’y aurait-il que des prisonniers politiques ?
Les premiers mots qui ouvrent le livre de tes Mémoires sont une adresse : « À mes amis. » Marie Cappelle, tu n’écris pas à tes accusateurs ou à tes juges mais à ceux et celles qui te soutiennent : « adoptée par vos cœurs, je ne veux pas vous rester étrangère ». L’idée de la confession t’est présente à l’esprit mais ce que j’aime c’est que cette confession soit pensée comme un texte de combat et que tu demandes à l’inspiration (Dieu) de donner à tes « paroles le pouvoir de persuader et de convaincre. » Au faux récit tissé par tes détracteurs, tu veux substituer le tien guidé par le souci de vérité. J’ai lu que certains t’on traitée de mythomane, suivant le stéréotype sexiste qui attribue aux femmes une « tendance naturelle » à l’histrionisme. Je ne veux pas douter de ta sincérité, de l’exigence de vérité qui doit conduire toute autobiographie, d’autant plus quand elle est menée par une autrice de vingt-cinq ans, dans l’urgence d’une vie dont elle sent qu’elle sera brève. « Dans le silence recueilli de ma prison, je me suis isolée de mes souffrances pour retourner avec vous dans les sentiers de ma vie ; je vous ai initiés à toutes mes joies, à tous mes deuils, à toutes mes larmes... », écris-tu à tes amis inconnus parmi lesquels je suis. Et je tourne la page, intriguée par le récit de l'enfance d'une fille dans les tourments du dix-neuvième siècle.
Je tenterai (autre défi) de tenir cette chronique sur Marie Lafarge chaque lundi pendant l'été.