Il n’y a pas de grande révélation politique dans le récit de Georges-Marc Benamou, Comédie française, et l’auteur est sans doute bien mal perçu depuis qu’il a rejoint le « staff »[1] de Sarkozy dès la campagne présidentielle fin 2006 pour en être éjecté début 2008. L’intérêt de son livre, puisqu’il y en a un selon nous, et même deux, réside, d’une part, dans le fait qu’il donne un point de vue sans concession sur l’homme Sarkozy, d’autre part, dans le fait qu’il permet de comprendre pourquoi la réforme de l’État est si difficile à mener en France.
1. Sarkozy
Le portrait à charge qui est fait de l’ancien président de la République ne peut être soupçonné de partialité car l’auteur n’exprime pas véritablement d’amertume vis-à-vis de l’homme, ni même vis-à-vis de ceux qui accélérèrent sa disgrâce dès le début de l’année 2008. Quoi qu’il en soit, ce portrait est conforme à ce qu’on a pu lire dans la presse, et cela dès avant 2007, à ce qu’on a pu deviner et, finalement, voir de nous-mêmes à travers les medias. Benamou a sans doute été attiré par l’énergie réformatrice qui pouvait se dégager du personnage, avant de, une fois conseiller du prince, comprendre que cette énergie n’était au service que de lui-même. Son ego surdimensionné se révèle à toutes les pages ou presque, notamment lors de cet entretien avec Fillon :
« - Tu ne peux pas savoir les histoires qu’il m’a faites après cette déclaration… [il s’agit de celle du 22 septembre 2007 : « Je suis à la tête d’un État en faillite »] Mais contrairement à ce que tu peux croire, Sarkozy n’a pas protesté sur le fond, l’état lamentable de nos finances publiques… Non, ça n’a pas l’air de l’intéresser. Tu vas te marrer, ce qui l’a fait enrager c’est que je dise que j’étais “à la tête de l’État”… » (p. 281).
La deuxième partie de l’ouvrage, sur le président Sarkozy, homme de pouvoir désastreux, est plus intéressante que la première – le candidat Sarkozy –, mais dès la campagne, l’auteur a la preuve de l’inconstance de ce politique : face au danger Bayrou sur son centre-droit, sa campagne connut une réorientation idéologique qui portait déjà la marque de Buisson (annonce d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale…), le conseiller du soir ayant finalement plus d’influence que les nombreux conseillers du jour :
« Je me souviens, il avait dans le regard une étincelle curieuse, alors qu’il revenait – je l’avais compris – d’un de ses rendez-vous clandestins avec Buisson. Il avait perdu ses doutes. Il fourmillait d’idées bizarres… Le 24 septembre 2007, sous les lambris de l’Élysée, Nicolas Sarkozy remet la Légion d’honneur à son conseiller. C’est une cérémonie solennelle, en petit comité… » (p. 119).
Il y a donc peu à commenter que l’on ne sache déjà : homme pressé, arrogant, inconstant, faisant le contraire de ce qu’il dit – en 2012, juste après la défaite, cette confidence : « Je ne reviendrai jamais par l’UMP. Ce n’est pas, ce n’est plus de mon niveau… » (p. 22) –, multipliant les conseillers comme les sondages et, finalement, chef d’État défaillant : « Le discours de Grenoble [été 2010], ce coup de menton haineux, raciste, minable, était la preuve absolue que le prince avait fait fausse route… J’avais à lui reprocher un style autoritaire et extravagant ; des divergences sur l’amplitude des réformes ; une approche cynique des choses, mais je respectais l’Élu, l’institution… Mais là, plus de doute, avec le discours de Grenoble, il avait porté atteinte aux valeurs morales comme républicaines… » (p. 319-320).
2. L’État
Comme l’écrit Benamou, Sarkozy a tenu le discours de la réforme mais il s’est bien gardé de la mettre en pratique en ce qui concerne le fonctionnement de l’État. Il n’a fait que des réformettes faciles, soit populistes, contre la justice, soit démagogiques : supprimer une demi-journée d’école, la formation des enseignants, etc., qui ne revoyaient absolument pas à la baisse le coût du fonctionnement de l’État – quand Sarkozy stigmatise les fonctionnaires, ce ne sont pas les grand commis de l’État… Car il n’a de courage que pour sa propre promotion, pas pour celle du pays. Et comme l’État a ses vieilles habitudes, sa technostructure qui est tout le contraire d’une technoparade – bien plus discrète mais inamovible –, ses énarques, ceux issus de la préfectorale comme Guéant, etc. les ministres et les parlementaires sont de bien peu de poids :
« La haute administration n’a que faire de Sarkozy… des déficits, du train de vie de l’État et du reste. Sa légitimité se perd dans l’histoire de France. Elle est arrogante et s’illustre par cette phrase entendue lors de l’arrivée de tout nouveau ministre : “Vous, vous êtes les trains, et nous, nous sommes la gare.” La haute administration ne bougera pas pour une raison d’évidence. Toute réforme d’économie ou de simplification est une agression envers son essence… » (p. 239).
Tout est biaisé dans le fonctionnement gouvernemental – les conseillers, dont Benamou, plus importants que les ministres (Albanel à l’époque) –, tout est figé dans celui de l’État tant les serviteurs de cet État font front et pèsent d’un poids plus lourd que des élus de la République qui ne peuvent, quant à eux, que revendiquer une stature de notable de province... Et il suffit donc d’un chef un peu plus autocrate que les autres pour faire surgir les décisions les plus absconses, tant qu’elles ne touchent pas au fonctionnement de la haute administration. C’est donc, pour Benamou, le coup d’État permanent tel que Mitterrand l’avait décrit du temps du gaullisme, avec, par exemple, la mainmise obsolète et réactionnaire sur la télévision et la radio publiques :
« Il nommera donc, et tout seul [les patrons de l’audiovisuel public]. Pour Boyon et moi, c’est un coup de massue. En direct, Sarkozy vient de lui apprendre que le CSA qu’il préside n’a plus de sens… Au sortir de cette réunion, je me dis que l’idée est trop dingue, trop archaïque, trop ORTF, pour qu’elle soit un jour mise en application (elle le sera pourtant !)… » (p. 276). Un peu plus loin, Benamou conclut : « La véritable leçon vaut par-delà Nicolas Sarkozy. C’est celle que nous a laissé Mitterrand [Mais le « premier » Mitterrand…]. La dangerosité des institutions. Elle est réelle, elle est avérée. La France était sur le point de marcher dans cette histoire bonapartiste… » (p. 279).
En effet, quels remparts solides y eut-il pendant ces cinq ans de sarkozysme ? Une liberté de la presse globalement manifeste malgré les errements des grands quotidiens et hebdomadaires nationaux – il est clair que Mediapart a joué un rôle décisif en remettant l’enquête au centre du métier de journaliste –, un Conseil constitutionnel indépendant, une Cour des comptes irréprochable tant que Séguin était à sa tête, donc avant sa mort en 2010 – heureusement, le courageux député René Dosière prit le relais –, et le vote démocratique sanctionnant une politique folle et inconsistante. Mais les serviteurs de l’État, eux, sont restés les mêmes, ils continuent d’avoir les clés, et c’est sans doute ce qui explique en grande partie l’incapacité de Hollande à réformer à son tour – ce n’est d’ailleurs même pas une incapacité mais, comme pour Sarkozy, une reculade devant la hauteur de l’obstacle :
« Depuis Sarkozy, un autre président est venu, et malgré sa tonitruante volonté de se distancier en tous points de son prédécesseur, François Hollande apparaît lui aussi comme un père de la nation défaillant… Hélas, celui qui s’est constitué en anti-Sarkozy n’aura su éviter aucune des ornières de cette comédie française : une concentration archaïque des pouvoirs qui masque une impuissance politique ; un apparat monarchique et des histoires de cour, de cœur, qui viennent infantiliser la République… » (p. 322-323).
On connaît tous les défauts de la IVème République, c’est même enseigné dans les cours d’éducation civique, mais on élude les failles de celle qui lui a succédé. Or, depuis quelques années, la Vème République semble idéale pour maintenir une continuité archaïque de l’État tout en attirant des aventuriers de la politique uniquement habités par leur désir de conquête du pouvoir, changeant d’idées selon le vent : Chirac, Sarkozy, Valls…
P.S 1: pas de révélation mais des confirmations, comme cette entrevue avec Guéant: « Lorsqu’il revient vers moi, j’ai fini de détailler les moindres volutes de la tapisserie murale. Il semble transformé. Il est épaté par son “nouvel ami” : “C’est mon correspondant chez Kadhafi, me chuchote-t-il, plutôt fier. Un Libyen, un francophone cultivé, très sympathique. C’est un grand flic, et entre grands flics, on s’entend bien (rire). Un certain Béchir Saleh.” (p. 201).
P.S 2 : le monde de l’édition est sans doute aussi devenu sarkozyste – travaillant vite et mal – car quelques chapitres du livre comportent un nombre important de fautes et de coquilles laissées par l’auteur, la plus succulente étant la transformation du titre de son premier livre sur Mitterrand : ses Mémoires interrompus deviennent ininterrompus… (p. 171).
Georges-Marc Benamou, Comédie française, Paris, Fayard, 2014, 329 pages, 19 euros.
[1] L’auteur compare souvent Sarkozy a une rock star, dans sa manière de mener une campagne comme une tournée musicale, mais le vocabulaire qui a trait au football peut aussi lui être attribué tant il voit la politique comme une compétition : des gagnants et des perdants uniquement.