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Billet de blog 3 mai 2013

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L’inconnu de Juliette Kahane

 Comme Sentinelles de Cécile Wajsbrot, le dernier roman de Juliette Kahane débute à Beaubourg. Même fond de « menus bruits mondains » sous « le géant sourire pompidolien », la fameuse « tête striée ». Ouverture donc sous « la sourcilleuse faction de Georges Pompidou dont la face de bouddha lévite, faussement bonasse ».

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Illustration 1

Comme Sentinelles de Cécile Wajsbrot, le dernier roman de Juliette Kahane débute à Beaubourg. Même fond de « menus bruits mondains » sous « le géant sourire pompidolien », la fameuse « tête striée ». Ouverture donc sous « la sourcilleuse faction de Georges Pompidou dont la face de bouddha lévite, faussement bonasse ».

Ce rapprochement appartient aux coïncidences fortuites que nous offrent les sorties littéraires. Un même lieu comme matrice de deux romans profondément différents dans leur facture et leur style qui offrent pourtant une même réflexion sur le statut de l’artiste (écrivain ou vidéaste), son inspiration, sa place dans le monde. Mais Sentinelles est le roman d’un lieu paradoxal, clos et pourtant tout entier tourné vers la ville, tandis que L’inconnu n’a de cesse de parcourir Paris, ses rues, ses places, sa géographie mentale.

Pénélope Salt aborde « un intrus dans le tableau » du cocktail littéraire célébrant les 50 ans des éditions du Signe. « Dos triangulaire un peu voûté, large cintre d’os des épaules pointant sous le mince tissu du blouson : dans ce trou noir saturé de solitude rien ne semble pouvoir pénétrer, ni les bavardages ni la chaleur des corps qui pourtant gravitent autour de lui.

Comme s’il était invisible, (…) invisible et intouchable ».

Rien n’est plus attirant sans doute que ce qui échappe. Pénélope, qui pense avoir reconnu l’écrivain Blaise Bonnet, se rapproche de l’homme, lui parle, l'invite chez elle. Le roman débute sous le signe de l’inconnu annoncé par le titre, au cœur d'une nuit elle-même « incertaine ».

© Mediapart

La force du livre de Juliette Kahane est de renouveler, de chapitre en chapitre, la perception et la définition-même de cet inconnu, qui n’est pas seulement incarné par l’homme abordé par Pénélope : il se révèle assez vite s’appeler Johnny Paullette — « en admettant que ce nom un peu comique soit réellement le sien » — et zoner autour de Beaubourg, survivre de petits trafics. L’inconnu, c’est ce que chacun des amants représente pour l’autre de non dits, de secrets enfouis, de blessures qui affleurent, de frontières aussi bien sociales que culturelles. C’est l’ailleurs auquel les deux personnages aspirent, Johnny et ses yeux levés vers le ciel, Pénélope tentant d’échapper à sa « solitude exaspérée » mais, elle l’avoue elle-même, « le courage de la fiction lui manque ». Ce sont deux corps qui s’aimantent quand, la nuit, « oubliant les mots ils s’avançaient dans l’inconnu ». Ce sont les « territoires inconnus » de Paris que Pénélope arpente, y cherchant « une raison d’être à ce qui se passait chez elle, avec ce garçon ». C’est enfin, comme l’écrit Rachel Cusk dans Contrecoup, « le pouvoir qu’a l’inconnu de défaire ce qui est connu ».

Illustration 3

Juliette Kahane joue des frontières floues de la réalité et du fantasme, de l’être et de l’invention de soi, de l’intime et du politique, analysant le poids du souvenir et des regrets sur le présent, les impossibles que créent les barrières sociales. L’histoire d’amour de L’inconnu n’est qu’un prétexte à l’exploration des corps (intimes et sociaux). Sous le parcours du désir affleure le monde, l’actualité, des Indignés au printemps arabe, du « nuage japonais » à la grand-messe médiatique du mariage « d’un prince anglais avec une jolie roturière », célébration sur papier glacé d’une labilité des classes sociales bien plus problématique dans le prosaïsme quotidien.

Juliette Kahane, L'Inconnu, éd. de l'Olivier, 157 p., 16 €

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