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Christine Marcandier

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Billet de blog 3 juin 2011

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Littérature

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Les Madones d’Echo Park

«Merci d’avoir passé un peu de temps à Echo Park». C’est sur cette phrase que se terminent les Gracias de Brando Skyhorse. Un merci que le lecteur voudrait retourner à l’auteur des Madones d'Echo Park, ce texte hors norme, huit chapitres qui s’entremêlent comme autant de portraits,

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Illustration 1

«Merci d’avoir passé un peu de temps à Echo Park». C’est sur cette phrase que se terminent les Gracias de Brando Skyhorse. Un merci que le lecteur voudrait retourner à l’auteur des Madones d'Echo Park, ce texte hors norme, huit chapitres qui s’entremêlent comme autant de portraits, trois générations d’émigrés mexicains, pour dresser celui d’un quartier de Los Angeles. Un roman polyphonique, «borderline», comme le chante Madonna, dans son clip qui rythme le roman, «petit film sur une Mexicaine qui n’oubliait pas d’où elle venait», tourné à Echo Park.

Illustration 2

Echo Park, «dont les limites découpent sur la carte de Los Angeles comme une silhouette d’adolescente à gros seins avec une scoliose et un nez crochu», est un quartier symbole, terre mexicaine devenue américaine : peuplé de Mexicains qui «sont devenus américains quand la frontière s’est retournée contre nous, anéantissant d’un trait de plume des années d’héritage mexicain, transformant de riches propriétaires terriens en émigrés cherchant à s’installer dans un pays neuf et hostile». Les habitants sont peu à peu expropriés, chassés, des «conquistadors casqués» construisent le Dodger Stadium sur leurs terres, la dernière génération des Esperanza ne peut même plus loger là. Trop cher. C’est une terre où les voix de trois générations se croisent, évoquent leur quotidien, leurs rêves, leurs illusions perdues. A la manière du sublime Babel d’Ińarritu, par le biais d’une chronologie désaxée, que le lecteur reconstruit à travers huit monologues en écho.

Hector, d’abord serveur dans un restaurant, puis ouvrier sur un chantier, expert de la perte, sa femme, ses filles, jusqu’à sa place aux USA: «plus on perd, plus on devient Américain», croyait-il. Perdre son accent, ses tics de langage, ses habitudes. «Ce que je ne pensais pas pouvoir perdre était ma place dans ce pays. Comment perdre ce qui ne nous a jamais appartenu?». Témoin d’un meurtre sur un chantier, il va être expulsé, et pourtant «le Mexique m’est aussi étranger que Mars, Paris ou la Floride. Je n’ai aucune histoire tragique de mon exil; elle est ici la tragédie, sur ces quelques kilomètres carrés de terre appelés Echo Park». Le roman, parc d’échos, après Hector, Felicia, femme de ménage dans une riche villa des collines qui «fait de son mieux pour vivre sa vie dans cet interstice entre deux états, l’intimité et l’invisibilité» et voit, à son corps défendant, l’envers du rêve américain (les perversions sexuelles, la mélancolie jusqu’au suicide). Mais aussi Freddy Blas, «l’arnaqueur», la Reine aux manteaux, Duchess, ou Efren Mendoza, le chauffeur de bus qui croit «le rêve américain à portée de main».

Illustration 3
Brando Skyhorse © Eric van den Brulle

Brando Skyhorse, qui dans une note revendique son «statut d’entre-deux», Américain d’origine mexicaine élevé à Echo Park, peint le Los Angeles quotidien, celui des gangs et des habitants ordinaires, celui de ces avenues qui servent de «frontière officielle entre Noirs et Mexicains», celui des parkings où les ouvriers mexicains se vendent à la journée, celui d’El Guanaco, le mercado que l’on voit dans le clip de Madonna à la grande fierté de Felicia, «un endroit devant lequel on passait tous les jours. Ç’avait un côté magique, un coin de notre quartier qui méritait de passer à la télé, et pas parce que quelqu’un s’y était fait canarder ou assassiner». Même si Baby Madonna y trouve la mort, une balle perdue. Brando Skyhorse dit la précarité, la violence, le racisme, les mutations d’un quartier dont les identités et les frontières se brouillent: la première génération croit encore en Dieu, les suivantes ont de nouvelles icônes, Michael Jackson, Madonna, puis Gwen Stefani, les clips d’MTV, «notre langage commun».

Illustration 4

Le roman, qui suit «les bourrasques de nos vies tumultueuses» ne cesse de bouger frontières et identités en une prose d’une beauté et d’une force rares. De loin en loin, les fleurs violettes des jacarandas, couleur et odeur, les «mots espagnols épais et sexy», ces phrases et ces arbres qui jalonnent ce livre magnifique qui se construit comme un puzzle, en short cuts.

«Echo Park a beaucoup de mal à vous laisser repartir», déclare l’un des personnages du roman, une phrase qui pourrait définir le rapport du lecteur aux Madones d’Echo Park, premier roman somptueux d’un ancien chicano devenu éditeur à New York, qui rend leur voix aux laissés pour compte de l’Amérique.

Brando Skyhorse, Les Madones d’Echo Park, traduit de l’anglais (USA) par Adèle Carasso, 299 p., 22 €.