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Billet de blog 3 juillet 2009

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Littérature

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Peter Kihlgård, Le Restant de nos jours

Tous les romans traduits du suédois et publiés chez Actes Sud ne sont pas signés Stieg Larsson. On leur souhaite pourtant le succès de Millenium. A commencer par Le Restant de nos jours, de Peter Kihlgård, écrivain phare en Suède, auteur d’une douzaine de romans, dont ce dernier, couronné par le prix Stina Aronsons. Le premier traduit et publié en France.

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Tous les romans traduits du suédois et publiés chez Actes Sud ne sont pas signés Stieg Larsson. On leur souhaite pourtant le succès de Millenium. A commencer par Le Restant de nos jours, de Peter Kihlgård, écrivain phare en Suède, auteur d’une douzaine de romans, dont ce dernier, couronné par le prix Stina Aronsons. Le premier traduit et publié en France.

Illustration 1

Curieux roman. A rebours, imposant au lecteur une plongée abyssale et vertigineuse dans une intrigue montée à l’envers. L’incipit est en réalité la fin d’une histoire d’amour, envoûtante, passionnelle. Le roman commence par son dénouement et chaque chapitre déroule un moment phare, une crise, une étape, déjouant la chronologie pour mettre en place une logique romanesque autre, une immense analepse, un flash-back d’abord déroutant puis totalement addictif. Impossible de lâcher ce roman une fois commencé, impossible de ne pas se laisser prendre par son originalité, le défi que constitue son mode d’écriture, « à l’envers ». On se laisse dérouter, séduire au sens le plus étymologique du terme, conduire sur un chemin de traverse (de renverse ?).

Le récit, ainsi inversé, change le rapport aux indices narratifs. Chaque chapitre éclaire l’histoire d’une double lumière, il dévoile peu à peu son sens, explicite des moments clés, vers un avant comme un après, créant un suspens inédit, une aventure paradoxale, puisqu’elle n’avance qu’en sens contraire. Ce qui est dévoilé au lecteur est une histoire déjà vécue, achevée. Et le livre se termine sur son titre, Le Restant de nos jours. Une boucle bouclée puisque le roman, symboliquement aussi, s’ouvrait sur Lasse et Kicki, en voiture dans l’Uppland, « sur la route qui, selon l’atlas, s’appelait la route des Temps ».

Illustration 2

Lasse et Kicki font le choix du grand saut, ensemble. Ils ont traversé, unis, fusionnels, même dans leurs ruptures, une vie tissée d’immenses rires et de grandes détresses. Ils habitent ensemble depuis « vingt-neuf ans, huit mois et dix-huit jours ». Kicki a eu un cancer, qui semblait en rémission. Lasse a des problèmes cardiaques. Ils n’ont pu avoir d’enfants, n’ont pas même obtenu d’agrément pour une adoption. Ils n’ont eu de cesse d’inventer leur vie, de la conduire, refusant de subir. Lasse et Kicki vivent dans l’invention permanente, la fiction, filment des scènes de leur passé, le recomposent, pimentent leur vie sexuelle de fictions érotiques, s’adonnent, corps et âme à une « nostalgie… de l’inconnu ».

Le récit de cette vie commune, à rebours, est à l’image de cette valise que Kicki ouvre dans un grenier, un « rappel écrasant de ce qu’elle avait été. Des souvenirs, ou plutôt une cacophonie de bribes de souvenirs, des portes entrouvertes ». Ou de ce « kaléidoscope » qui s’impose à Lasse, « de nouveaux motifs, des combinaisons différentes à chaque fois, comme regarder à l’intérieur de soi-même en quelque sorte, tous ces fragments de verre coloré flottants, les débris qui constituaient notre personnalité ».

La manière du roman déstabilise, son registre également : aucun sentimentalisme, aucun romanesque de gare, malgré le sujet à haut risque, – surtout pas de « foutus rayons de soleil de branlette littéraire inondant son visage » ! – mais une ironie tranchante et pleine, un hymne au présent. Certes, ce dernier se nourrit du passé (peu à peu le lecteur comprend, identifie les failles, perçoit les sous-entendus et allusions) mais refuse un avenir trop attendu, forcément décevant, sauf s’il est pleinement assumé et volontaire. Le passé est le seul terreau – d’où cette plongée en apnée dans les souvenirs d’un couple –, il est objet de réécritures, fictions assumées, fantasmes et répétitions. Comme dans cette scène magnifique où Lasse et Kicki rejouent (et filment) une rupture, dix ans plus tôt, dont ils ont été les protagonistes, dont ils deviennent les acteurs. Là est la clé du livre, sa force : agir, conduire, ne pas rester passif, être agent de son destin, être conscient jusqu’au bout, tout assumer. Lasse comme Kicki sont deux êtres entiers, pleins, graves dans leur ironie. Ils se construisent ensemble, sur les failles de leur histoire (tous deux ont une généalogie contrariée), sur leur propre banalité, sur les exceptions du hasard.

Le roman malmène le lecteur. Par cette chronologie renversée, par le passage, brutal, d’un chapitre à l’autre, d’un registre à un autre. Parfois grave, parfois drôle, irrésistiblement drôle (comme le long chapitre consacré à la rencontre de Lasse avec la famille de Kicki, moment comique d’anthologie). Peter Kihlgård capte l’essence d’une vie, de la vie, son exceptionnelle banalité, sa beauté quotidienne, sublime et grotesque. Il décompose les hasards, refuse les logiques trop imparables. Comme son héros, Lasse, qui « n’aimait pas quand le hasard distribuait de faux indices pour que les choses aient l’air de suivre un plan sous-jacent qui expliquerait tout. Il fallait se méfier de ce genre de coïncidences alléchantes ».

CM

Peter Kihlgård, Le Restant de nos jours, roman traduit du suédois par Hege Roel Rousson et Pascale Rosier, Actes Sud, 254 p., 20 €

Photographie de Peter Kihlgård © Olivia Mariette Borg