Christine Marcandier
Journaliste à Mediapart

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Billet de blog 5 janv. 2010

Christine Marcandier
Littérature
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Nick Cave, Mort de Bunny Munro

« Je suis foutu, songe Bunny Munro avec la lucidité soudaine de ceux qui vont mourir ».

Christine Marcandier
Littérature
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NSFW: Death of Bunny Munro 'Enormously Liberating' © WIRED

« Je suis foutu, songe Bunny Munro avec la lucidité soudaine de ceux qui vont mourir ».

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Illustration 3
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Bunny Munro, représentant en produits de beauté, marié, un enfant – Bunny Junior –, est un queutard, érotomane compulsif et lubrique, appariant les addictions aux drogues dures : sexe, alcools, et plus si affinités. Le deuxième roman de Nick Cave, vingt ans après Et l’âne vit l’ange (And the Ass Saw the Angel, Le Serpent à plumes, 1995), est une odyssée pathétique, la chronique d’une mort annoncée, celle d’un homme et père paumé, en quête de rédemption après le suicide de sa femme, Libby, lassée de ses excès, dérangée…

Libby, avant de se pendre à une grille de sécurité de l’appartement, « en nuisette orange », a lacéré les vêtements de son mari, les a imbibés d’encre de Chine, elle a laissé des messages en morse sur les murs, ou sur le frigo, avec des lettres magnétiques, elle a pendu une guirlande de ses strings dans la salle de bains, brûlé les lettres de son mari, recouvert le sol de Coco pops. Que faire ?

Bunny prend la route avec Junior, rêve sans doute d’initiation et de formation de son jeune fils de 9 ans, mais le road trip prendra la forme d’une descente aux enfers. Drôle de buddy movie quand les comparses sont des bunnies... Car Bunny a « le sentiment inattendu de sa mort imminente – pas nécessairement aujourd’hui mais bientôt – et il se rend compte non sans perplexité qu’il en éprouve un certain réconfort. Intuitivement il sait que ces ombres [qui le cernent depuis la mort de Libby] sont celles des morts qui se réorganisent, se décalent pour lui faire de la place ».

Bunny Munro va donc mourir. Le lecteur le sait depuis le titre. Mais comment, à quel moment ? Nick Cave excelle à rendre addictive une intrigue qui repose quasi exclusivement sur une aventure verbale, dense, déjantée. Bunny voit des lapins partout et Mort de Bunny Munro serait un Alice au pays des merveilles à rebours. Un roman éthylique, obscène, à l’ironie noire, Nick Cave excellant dans la prose délirante de la débauche.

Vous connaissiez le chanteur, le parolier, icône musicale déjantée de The Birthday Party, The Bad Seeds et Grinderman. Allez à la rencontre de l’écrivain, à l’univers obsessionnel, désespéré, apocalyptique, pétri de références littéraires, musicales, bibliques, au verbe incantatoire et violent. Mort de Bunny Munro est dans cette veine décadente, sombre et salace.

Le « héros » si antihéroïque, bad seed lui aussi (mauvaise graine), meurt dès le titre et n’en finit plus d’agoniser, de chapitres en chapitres, sa femme se suicide, son père se meurt d’un cancer, son fils menace de devenir aveugle, tout s’éteint, le monde plonge dans la violence et la menace, celle d’un démon cornu et sanguinaire, « en rut et en cavale », qui hante les unes des journaux, les infos télévisées et les consciences , celle d’un Bunny qui perd les pédales, baise, viole, tombe, toujours plus bas.

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« Bunny n’est pas un génie, ni un visionnaire, ni un sage, mais il voit tout de suite pourquoi les dames en pincent pour lui. Ce n’est pas le tombeur standard musclé à la mâchoire carrée, ni l’homme à femmes avec la ceinture de smoking, mais il dégage quelque chose, même avec la trombine fracassée par l’alcool, il exerce un charme magnétique qui passe par les plis d’humanité qui se forment au coin de ses yeux quand il sourit, l’arcade sourcilière qui se fronce avec malice et ses joues qui se creusent de fossettes à vous faire péter l’hymen lorsqu’il rit ».

Comme le rappelle Bunny, on ne peut faire tomber que les feuilles d’un arbre presque mort, celles d’un arbre jeune et vigoureux résistent mieux… ainsi les pages de ce roman terrible et envoûtant, « tragique et lamentable », peuplé de visions, de fantômes et de fantasmes.

« Bunny se cramponne un moment à la rambarde métallique, de nouveau pris d’une crise de vertige, il aimerait que tout cesse d’arriver si vite. Il a l’impression que la ficelle qui le retenait au sol a été coupée et qu’il flotte détaché de tout ce qui pourrait vaguement avoir trait à la réalité, sans avoir le moindre début d’amorce d’indice ou d’idée concernant ce qu’il va bien pourvoir fabriquer maintenant. Qu’est-ce qu’il va faire ? »

Bunny se meu(r)t, de plus en plus difficilement, dans un monde nimbé de sexe, d’alcool et de pulsions, tandis que son fils tente, vainement, de trouver un ordonnancement alphabétique du monde dans son encyclopédie. Bunny est aveuglé par son narcissisme et sa queue, Bunny junior a peur, le monde est stone, fou, chaotique et le style de Nick Cave épouse ce rythme à la fois violent et abrupt, se fait déluge, à l’image d’un Jugement dernier… Quand Bunny tente de lire, « les mots refusent d’accomplir la mission pour laquelle ils ont été inventés, ils ne cessent de se disloquer, de changer de formation, de se réarranger, de se brouiller, de se décoder, enfin bref, de déconner tous azimuts, alors Bunny laisse tomber et sent un champignon atomique acide exploser dans son ventre et se répercuter dans sa gorge. Il frissonne, pris de haut-le-cœur ». Lire Mort de Bunny Munro se rapproche de cette expérience : hauts le cœur et frissons garantis, mais aussi une fascination sans borne pour cette écriture vertigineuse, qui mêle explosions d’images et phrases qui claquent comme des riffs, à l’image de la scène de la mort de Bunny, annoncée, retardée, magistrale, cinématographique, indélébile.

 Nick Cave, Mort de Bunny Monro, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, Flammarion, 336 p., 20 €.

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