
« La logique est autre ». Les pages finales présentant le projet général dans lequel s’inscrit Décor Lafayette d’Anne Savelli l'illustrent : premier livre publié d’une série de trois, destiné à être le dernier du triptyque. Au centre Décor Daguerre, en cours d’écriture. En toute fin, Dita Kepler inachevé mais déjà en partie publié sur différents supports.
« Même droite, la route inclut sa dérive, on le sait ». Droite, la rue Lafayette qui nous mène de la rotonde de la place Stalingrad aux grands magasins, au rythme des pas d’une flâneuse. Marche et détours, série de « on y revient » autant géographiques que narratifs, pas cadencé ou ralenti, stases, mouvements.
« Vas-y, promène toi », adresse autant à cette passante qu’au lecteur, invitation au voyage dans un tableau parisien, une traversée, de la place populaire au luxe tapageur des grands magasins, en passant par un pont, deux gares, des cafés.
La flâneuse arpente comme l’écrivain : elle marche, mesure, se mesure au décor, comme Jules Védrines qui réalisa l’impossible — poser son avion sur le toit des Galeries Lafayette, en 1919.
« Allons-y ». La flâneuse et Anne Savelli à sa (pour)suite comptent et content, empruntent dans tous les sens du verbe : parcourir une rue, prélever des instants ou des récits existants de ce Paris. Zola bien sûr, convoqué mais dépassé. Au Bonheur des dames, de livre devient magasin de tissus africains, déplacé pour l’occasion d’une artère adjacente à la rue Lafayette, incarnation de cette distanciation nécessaire à la saisie du décor, au rendu du génie du lieu.

Mots d’ordre : liberté et désir. De la contrainte (géographique) naît l’absolue liberté narrative. Explorer le lieu pour l’excéder, le voir autrement. Du réel au fantasme, d’hier à aujourd’hui. Vers l’ailleurs. « L’inconnu, le voilà : est chargé de présents ». Le lieu déborde d’hypothèses, de possibles :
« Nous, de notre côté, poursuivons vers les grands magasins. Il ne s’agit pas de faire des courses, d’y aller vraiment, on l’aura compris. Il s’agit de lancer une phrase, la plus anodine possible, et de voir jusqu’où elle conduit ».
Qu’est donc ce texte alors ? Un inventaire, une collection, un recueil de récits, d’objets, une bibliothèque. Un livre papier traversé de cartes, de pages blanches qui prolongent le désir, invite à chercher en soi, un livre papier qui réussit le tour de force d'intégrer les codes du texte numérique. Un poème pour sa prose rythmée, scandée qui épouse pas et regards, colères et urgences. Un récit mais surtout pas un roman, personnages anonymes, abstraits, figures du désir de soi et de l’autre.
Un livre singulier qui donne à entendre une voix unique, une des plus fortes de la littérature française contemporaine. Une voix, sans doute est-ce la clé. Qui offre et refuse, montre et cache. À l’image de cet entretien filmé avec son auteur, Anne Savelli présente dans sa voix, cachée sous les photographies qui ont accompagné son projet d’écriture. Invitant à une découverte par l’image et le son de ce livre tout entier centré sur le désir, le masculin et le féminin. Avec en épicentre et aimant, le lieu unique, le grand magasin, incarnation de nos paradoxes contemporains, « magasin de fiction (ou magafiction, pièce secrète) ».
Suivez-la, écoutez-la. Vous n’en reviendrez pas.
Anne Savelli, Décor Lafayette, Inculte, 2013, 247 p., 15 € 90

Toutes les photographies de ces vidéos sont signées Anne Savelli — hors deux séquences montrant Prévert par Robert Doisneau et des extraits du film de William Klein aux grands magasins.
Les plans de la rue Lafayette ont été dessinés par Dominique Brenez
Vous pouvez retrouver Décor Lafayette, des photographies, des textes d’Anne Savelli sur son site Internet
Demain, mercredi 6 mars 2013, Anne Savelli lira des extraits de Décor Lafayette en compagnie du guitariste Jean-Marc Montera — à 19h30, au théâtre Jean Dame (17 rue Léopold Bellan, 75002, Paris, métro Sentier), dans le cadre du Printemps des poètes — entrée libre.

(photographie, prise à Marseille au théâtre Les Bancs publics, signée Pierre Ménard)
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