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Billet de blog 6 juillet 2010

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Littérature

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Le deuxième avion, Martin Amis

14 textes pour tenter de cerner l’impensable : deux nouvelles, douze essais et critiques que Martin Amis livre dans leur chronologie de composition « reconnaissant ainsi comme une vérité évidente que notre compréhension du 11-septembre est progressive et que jamais nous ne pourrons espérer qu’elle soit intacte et entière », comme l’énonce l’auteur dès la note introductive du volume, datée d’août 2007. L’histoire d’une pensée, dans son avancée comme ses nuances progressives, ses « erreurs d’accentuation », volontairement conservées également. Un Work in progress, abyssal, pris dans une « fascination désespérée ».

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14 textes pour tenter de cerner l’impensable : deux nouvelles, douze essais et critiques que Martin Amis livre dans leur chronologie de composition « reconnaissant ainsi comme une vérité évidente que notre compréhension du 11-septembre est progressive et que jamais nous ne pourrons espérer qu’elle soit intacte et entière », comme l’énonce l’auteur dès la note introductive du volume, datée d’août 2007. L’histoire d’une pensée, dans son avancée comme ses nuances progressives, ses « erreurs d’accentuation », volontairement conservées également. Un Work in progress, abyssal, pris dans une « fascination désespérée ».

Illustration 1
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Dès le 18 septembre 2001, Martin Amis écrit dans le Guardian. Il voit dans « le deuxième avion » l’origine, le « moment déterminant », celui qui fait basculer l’Amérique et le monde dans une réalité qui dépasse tous les possibles fictionnels :

« Aucun génie visionnaire du cinéma n’aurait pu recréer l’abjection majestueuse de cette double capitulation, l’échelle même des bâtiments lui conférant un ralenti qui lui était propre. Il était bien entendu qu’un édifice aussi manifestement construit en béton et en acier deviendrait également une métaphore inoubliable. Cet instant a été l’apothéose de l’ère postmoderne – l’ère des images et des perceptions ». (18 septembre 2001, The Gardian)

« Après quelques heures à leur bureau, le 12 septembre, tous les romanciers de la terre réfléchissaient à la solution que Lénine avait proposée d’un ton menaçant à Maxime Gorki : changer de métier. Je me rappelle m’être dit que je ressemblais à Joséphine, la souris cantatrice de la nouvelle de Kafka. Chanter ? « Elle ne sait même pas glapir ». On dit poliment d’un roman que c’est une œuvre d’imagination ; et l’imagination, ce jour-là, avait été réquisitionnée à plein, et en vain.

(…)

C’est vrai, les romanciers n’écrivent pas d’habitude sur ce qui se passe ; ils écrivent sur ce qui ne se passe pas. Et pourtant les mondes ainsi créés cherchent un dessein, une forme et une morale. Un roman est une entreprise rationnelle ; c’est la raison qui s’amuse, sans doute, mais c’est quand même la raison ». (Juin 2002, The Guardian)

Un évènement historique, intime et collectif, qui touche chacun et l’écrivain anglais en tant qu’homme (sa belle-sœur et ses enfants vivent à New York), en tant qu’écrivain (dans ce dépassement de toute fiction), en tant que penseur (de la terreur).

De la réaction la plus immédiate, épidermique (« en pensant aux victimes, aux coupables et au futur proche, j'ai ressenti un chagrin d'espèce, puis une honte d'espèce, puis une peur d’espèce », 18 septembre 2001) à la distanciation du temps qui passe (11 septembre 2007), de l’Histoire (l’attentat lui-même et ses suites, les bombes à Londres, la guerre en Irak) à la fiction (les deux nouvelles du recueil, le cinéma avec une recension de United 93 de Paul Greengrass), Martin Amis tisse la toile d’une pensée qui passe par plusieurs concepts fondamentaux : la masculinité, la terreur, l’ennui.

Puisque, selon Amis, l’ennui est le revers paradoxal de la terreur :

« L’époque de la terreur, je crois bien, restera aussi dans les mémoires comme étant la période de l’ennui. Pas le genre d’ennui qui affecte le blasé et le décadent, mais un super-ennui, qui amplifie et complète la super-terreur de l’attentat suicide ».

Attentes aux aéroports, dans les gares, les lieux publics, fouilles, interrogatoires…

« Si le terrorisme avait accompli quelque chose ces dernières décennies, c’était bien une forte augmentation de l’ennui mondial. Il ne fallait pas bien longtemps pour poser ces trois questions [Avez-vous fait vous-même vos bagages ? Les avez-vous toujours eus sous les yeux ? Quelqu’un vous a-t-il demandé d’emporter quelque chose ?] et y répondre – environ quinze secondes. Mais le temps mort de ces questions et réponses se répétait, sans aucune variante, des centaines de milliers de fois tous les jours. Si l’Opération Avions était exécutée comme prévue, Mohammed Atta allait léguer plus, beaucoup plus, de temps mort à toute la planète. Il était peut-être approprié et non paradoxal que la terreur promeuve également, et à grande échelle, son contraire le plus évident, l’ennui ».

Illustration 2
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Martin Amis provoque, refuse toute langue de bois ou tout politiquement correct (à l’image de ses romans). Il vise – Ben Laden et sa « nullité omnicide sous un halo de béatitude ascétique », Bush et sa « nullité intellectuelle », la guerre en Irak, Tony Blair, un parallèle Mahmoud Ahmadinejad/Ronald Reagan –, cible, secoue. Dérange. Au point d’avoir envie de fermer le livre parfois, quand il se lance dans une croisade contre l’islamisme, sans nuance, dans la froide raison implacable de ses convictions, comme un rempart, une ultime défense, celle des Lumières contre le fanatisme, puisque, pour Amis, l’islamisme est « un totalisme » qui demande à renoncer à son esprit comme à son corps, à toute indépendance, que « les défenseurs de l’Islam militant » sont « des misologues – ils haïssent la raison » et ont fait du 11-septembre « le jour des anti-Lumières. La politique enfin dévoilée comme étant une véritable nuit de Walpurgis de l’irrationnel ». Un événement qu’il donne également à comprendre comme une grille de lecture du monde (« il nous a révélé ce qui existait déjà, sans avoir été remarqué »), de l’Histoire (le 9/11 américain désigne, pour le système européen, un 9 novembre, celui de la chute du Mur).

Jamais plus passionnant que lorsque le récit reprend ses droits, qu’il confronte faits et imaginaire, Le Deuxième avion donne à lire une nouvelle, « Les Derniers jours de Mohammed Atta » (avril 2006, The New Yorker), hallucinée et hallucinante, conte à rebours des dernières heures du terroriste qui lança un avion de ligne sur la tour Nord du Word Trade Center. Amis fouille, entre dans le corps du kamikaze (ses intestins, ses migraines, son haleine de « rivière polluée »), dans son esprit et ses motivations, sa « haine de tout », son nom « promesse de vengeance », ses paradoxes, redonnant ses lettres de noblesse à la fiction : lire le monde, le comprendre, le rationnaliser, ou, et c’est là le paradoxe le plus plein de ces essais, dire son incapacité à assimiler l’événement, comme si la fiction était un autre mode de la fabulation.

Martin Amis, Le Deuxième avion, 11-septembre : 2001-2007, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Gallimard, 271 p., 21 €.