Arnaud Cathrine, né en 1973, publie un nouveau roman, Le Journal intime de Benjamin Lorca, le septième selon la quatrième de couverture, mais c'est sans doute plus compliqué (voir ici). Creusant un thème récurrent de son œuvre, la question du « livre impossible ». De nouveaux Fragments d'un discours amoureux, de nouveaux Exercices de deuil.

Contrairement à ce que semble annoncer son titre, ce roman n’est ni une autofiction ni un journal. Mais un texte polyphonique, choral où viennent se croiser quatre voix, celle d’Edouard, un ami qui se serait bien vu en amant, celle de Martin, le frère, celle de Ronan, ami et compagnon de scène et enfin celle de Ninon, qui vivait avec Benjamin Lorca, écrivain, annoncé dans le titre, que nous ne croiserons qu’à travers ces quatre regards successifs, à rebours du temps. Benjamin est mort il y a quinze ans.
Le roman suit sa présence en creux, à travers les mots de ses proches, quinze ans après, dix ans, cinq ans, juste après son suicide. Comme si la béance de cette mort devait être apprivoisée, en une chronologie inversée : car Benjamin « continue de mourir ». Comme s’il fallait aller vers le plus proche, le plus intense, le plus intime, d’Edouard ami lointain (à son corps défendant) à Ninon, la compagne, la mère de son enfant.
Chaque personnage du roman est à la recherche d’un détail qui lui aurait échappé, tente de rejouer et redire l’histoire, chacun voudrait cerner cette énigme, ce « garçon égaré » (selon Edouard), un être qui a cultivé le mystère et pourtant couché ses pensées les plus intimes dans un journal, sur son ordinateur. Que ses ayants droits ne veulent ni publier ni faire lire, voudraient même détruire. Craignant la déflagration que sa mise à nu provoquerait.
« Benjamin n’est plus avec nous et nous sommes condamnés à nous raconter à travers lui, le citer dans un sourire triste, rien de plus. Et il ne percevra jamais le moindre écho de notre colère. Une frustration pure et simple. Un bâillon que nous nous passons de bouche en bouche.
Il a vraiment bien réussi son coup » (Ronan).
Car ce journal, que le lecteur du roman d’Arnaud Cathrine finit par brûler lui aussi de découvrir, n’est sans doute qu’un leurre, une image dans le tapis, Henry James n’est-il pas cité en exergue du journal de Benjamin ? De même que l’écrivain fantasmé est un miroir, celui de nos propres désirs. Croyant décrire leur proche défunt, chacun des personnages dresse de fait un portrait de lui-même, se dévoile, s’épanche, dit ses frustrations et ses désirs. Benjamin rêvait d’un « livre impossible », sans doute l’écrit-il ainsi, à travers les mots de ceux qui l’ont croisé. Il est l’autre nom du désir, donc du roman.
« Accroché à l’impossible, je vivais une passion qui n’avait pu trouver son terme, son point de libération, et qui mettait un temps infini à mourir. […]
Benjamin est mort un soir de mai 1992.
C’est un tout autre voyage qu’il me faudrait dès lors inventer » (Edouard).
C’est pour ce voyage que les lecteurs du Journal intime de Benjamin Lorca, ce grave et beau roman, appareillent. Aux confins du deuil et de l’identité, du réel et de la fiction, de l’impudeur et de son revers, du désir et de son accomplissement impossible. Sinon dans le roman, dans sa puissance de démultiplication et de déflagration de l’intime.
CM
Arnaud Cathrine, Le journal de Benjamin Lorca, Gallimard, Verticales, 197 p., 16 €

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