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Christine Marcandier

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Billet de blog 7 mars 2010

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Littérature

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Philippe Djian, Incidences

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Par son pluriel qui ouvre à une polyphonie, à de nombreux évènements qui surviennent, brisent la ligne, la creusent, la portent. L’incident comme hasard et digression. Pierre angulaire d’un roman choral, moins parce qu’il tisserait une multiplicité de voix que parce qu’il joue avec les genres (roman noir, d’apprentissage, récit d’une vie, mise en abyme de l’écriture et de ses contraintes), avec les flux de conscience d’un personnage – quand « les événements en décidaient autrement », « tout homme devait s’y plier » – avec les souvenirs de ce personnage qui reviennent, s’imposent « incidemment ».

Marc est un écrivain manqué. Il a renoncé à l’écriture : « J’ai écrit mon nom en haut du tableau. Inutile de le chercher dans Wikipedia. Je ne suis pas Michel Houellebecq. Désolé ».

Illustration 1

Pas assez de talent, trop de cynisme pour persévérer dans une telle voie. Alors il est professeur de creative writing. Dans une université proche d’une frontière, dans une géographie montagneuse. Incidences s’ouvre sur une route de corniche sinueuse, une ligne de crête, qui sera celle de tout le roman. Marc « conduisait une Fiat 500 au moteur fatigué », bravant la route. Il a trop bu. A ses côtés, une de ses étudiantes, « il avait compris, bien des années plus tôt, qu’il était temps pour lui de profiter de certains avantages inhérents à la profession – à défaut de profiter de plus hautes récompenses qu’il ne fallait plus espérer ». Il ramène Barbara chez lui, pour une nuit éphémère, Marc ne s’attache pas, il consomme, oublie dans le sexe les ratages de sa vie : son lien étrange à sa sœur, Marianne, cette maison qu’il partage avec elle et qui porte un si lourd secret, une enfance marquée par la violence et la peur.

Mais ce « grand soir d’hiver que blanchissait la lune » marque une rupture. La jeune femme ne se réveille pas. « A l’aube, il s’aperçut qu’elle était sans vie, froide ». Marc la fait disparaître, dans une « sombre crevasse moussue – une faille à l’obscurité glacée, silencieuse ». Il reprend ses cours, sa vie sous le signe du secret, de la protection, du silence. Mais il n’est pas au bout des incidences : la rencontre de Myriam qui lui fait découvrir l’explosion des sens, une forme de dépendance sensuelle et amoureuse, les rapports contrariants de sa sœur avec Richard Oslo, le directeur du département, cette étudiante un peu branque, Annie Eggbaum, qui se jette à sa tête, tout vient changer le cours d’une vie sur laquelle Marc – l’homme qui ne savait pas aimer les femmes – avait jusqu’alors une maîtrise parfaite, cet équilibre que Marianne et lui avaient trouvé, une vie où « rien ne devait sortir de l’ombre ».« (…) ils avaient miraculeusement réussi à atteindre une sorte d’équilibre – mais quel équilibre, quel monstrueux équilibre. Tant de fragilité sidérait. Tant de faiblesse déconcertait. Rares étaient ceux qui avaient parié que le frère et la sœur parviendraient à reprendre pied, un jour. Et qu’ils en fussent là où ils en étaient aujourd’hui, si l’on mesurait le chemin parcouru, forçait le respect de ceux qui connaissaient l’histoire ».

Illustration 2

Philippe Djian a un talent unique pour happer ses lecteurs dans une narration qui repose sur un presque rien. Un presque dont il s’empare et auquel il donne des allures de road trip. Dont il joue avec une maîtrise folle, hallucinante, jusqu’à donner les règles, dans le récit lui-même, qui gouvernent son écriture. Marc commente un texte que lui avait rendu Barbara : « Vous avez lu ce qu’elle a écrit ? reprit-il. C’est la maîtrise qui est surprenante. Le bon dosage de la lenteur et de la rapidité. Du net et du flou. C’est très bluffant, vous savez. (…) N’importe quel crétin est capable de raconter une histoire. La seule affaire est une affaire de rythme, de couleur, de sonorité ».

Ainsi d’Incidences. Bluffant. Une écriture au scalpel pour mieux flouter des zones d’ombre, faire soudainement exploser l’érotisme ou la violence du passé, révéler, par touches, par approches, un personnage qui toujours nous échappe – « comme si le fond était sans fin » –, dont nous voulons lire le secret. « De certaines choses, on n’était jamais près de guérir, voulait-il dire par là ».On retrouve dans Incidences le Djian d’Impardonnables qui donne la bande-son de son livre (ici Karen Dalton, Every Time I Think Of Freedom), mène une (en)quête tant intime que littéraire, questionne l’époque (l’économie, la politique, les guerres, la littérature contemporaine), un personnage vieillissant, un Djian qui déroute et trouble, se joue de nous. Nous perd, comme Myriam avec Marc, « devant un abîme, en fait. Ne sachant pas trop quoi penser des événements. De ce territoire inconnu sur lequel il mettait les pieds et auquel il ne connaissait rien ». Le roman « territoire inconnu » qu’arpente Djian en maître. "Qu'on nous rende Marguerite Duras, par pitié !", s’exclame un Marc ironique dans le roman. Philippe Djian vient d’écrire son Détruire, dit-il, « fulgurant comme l’amour, silencieux comme la mort, grave comme la folie, âpre comme la révolution, magique comme un jeu sacré, mystérieux comme l’humour ».

Philippe Djian, Incidences, Gallimard, 233 p., 17 € 90.

Prolonger : Incidences, Les anfractuosités de Philippe Djian. Article et interview, Sylvain Bourmeau