Jane Sautière, fragments de lieux communs
- 7 mai 2013
- Par Christine Marcandier
- Édition : Bookclub

Jane Sautière publie Dressing, troisième volet d’une œuvre aussi brève qu’elle est urgente, puzzle du réel qui nous entoure et nous constitue. Du monde des prisons à nos vêtements, en passant par le rapport à l’enfant, elle n'a de cesse d'exposer et interroger endroits et envers de nos existences.

Fragmentation d’un lieu commun — la maison d’arrêt, de chaque côté des barreaux — est tissé de mots comme de silences. Le livre interroge la notion de « vérité », de « reconstitution verbale », il est « greffe » et « déposition », saisie d’un lieu et des mots qui le constituent, des « violences mises bout à bout » mais aussi ce qui fait basculer des vies, l’impuissance, le manque. La prison, « lieu commun incarné », univers « clos » que ce texte pourtant pénètre, incarne, diffuse. Dans son rejet d’une forme fermée, dans cette fragmentation, Jane Sautière refuse l’enfermement, le carcéral, son texte s’échappe pour dire, dans sa structure même, une volonté de ne pas donner d’étiquettes, de jugements. Les « vous » et « tu » de cette Fragmentation s’adressent aux êtres rencontrés comme au lecteur, le mettent face à ce lieu multiple et dérangent l’ordre policé des sociétés carcérales.

"Nullipare" : sous l’étiquette médicale ou zoologique (définitions rappelées en ouverture du livre), des fêlures, une vie de nomade, ce mot si laid qui renvoie au « sol et sang » et au choix (ou pas) d’être « nulle part ».
« Voilà » la femme qui écrit ces lignes renvoyée à une vie qui commence à Téhéran, passe par Phnom Penh, la banlieue parisienne, Alger, Beyrouth, les Landes, Lyon, à des déménagements, à sa propre histoire, son « ailleurs sans ici ». Le mot voudrait fixer l’identité, le livre est ce par quoi Jane Sautière lui échappe. Après le corps social de Fragmentation d’un lieu commun, le corps intime — mais n’est-ce pas la même chose ?

Mieux : ouvrir une armoire comme on ouvre un livre ».
Avec Dressing, regarder les vêtements, les penderies, sortir du (f)utile. Ecouter ce qu’ils nous disent, des silhouettes des passantes au peignoir, ce « fantôme ». Trouver ce lieu qui ancre, cette fois dans les vêtements qui « m’identifient, me donnent corps ». Ces habits qui disent un rapport au monde, à l’autre comme à soi. « Dans ma famille, deux seules serviettes pour tous. Une pour le corps, une pour les mains. Nous étions un seul être ».
Le vêtement dit la vie, mais aussi la mort. Quand le père disparaît, vider ses « armoires comme des tombeaux » et dire ce moment où « vider cet appartement, particulièrement jeter ses vêtements a été pire que fossoyer ».

Textures, odeurs, trames, couleurs quand « raconter une robe » est « poursuite du vent ». Mais aussi les pulls, « l’infanterie des gilets », la robe en cuir marron impossible à porter, les cols roulés, le pull noir parfait jamais remplacé : Jane Sautière nous plonge dans son Dressing, au rythme du mot anglais (être en train de s’habiller), donnant à entendre la charge émotionnelle et nostalgique de nos armoires, les pulsions et désirs qui les habitent, les récits de soi qui les hantent. Sans doute est-ce face aux vêtements que nous sommes les plus nus — « dénudation » est d'ailleurs le dernier mot du livre, quand le texte a clos l’inventaire d’une armoire mentale : l’habit « tout entier accroché à nous » est «ce que nous sommes et surtout ce que nous ne serons plus ».
- Jane Sautière, Fragmentation d’un lieu commun, Verticales, 2003, 122 p., 7 € 50
- Jane Sautière, Nullipare, Verticales, 2008, 147 p., 12 € 90 Lire les premières pages
- Jane Sautière, Dressing, Verticales, 2013, 146 p., 14 € 50 Lire les premières pages
À lire, sur Remue.net, le très beau texte de Sylvie Gracia sur Jane Sautière, « Etre là »
Photographie de l’auteur : © Philippe Bretelle / Verticales
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