Deux inédits de Barthes (1915-1980) en librairie ce mois-ci : Carnets du voyage en Chine (chez Christian Bourgois) et Journal de deuil (au Seuil).
Deux textes intimes, non destinés à la publication, des notes en devenir de textes plutôt. Deux expériences, celle du voyage, celle de la mort, qui ont en commun la découverte de l’altérité absolue, mais aussi d’un langage en butte au non sens, à l’indicible, à ce qui le dépasse. Deux livres qui offrent des fragments, une pensée en recherche, curieuse, souvent aux limites de la lassitude (la Chine) ou du désespoir (la mort de « Mam »). Deux condensés en (points de) suspension de l’œuvre de Barthes.
L’annonce de leur publication a fait scandale. Doit-on dévoiler l’intime, l’inabouti ?
Non, répond François Wahl, ami de Barthes, son éditeur au Seuil, compagnon de voyage en Chine, philosophe. Il fustige violemment la décision du demi-frère de Barthes, Michel Salzedo, son ayant droit qui a autorisé la parution de ces deux inédits, et les éditeurs. Les mots sont violents, à la mesure de la blessure ressentie par Wahl, imaginant en écho celle de Barthes : « dérapage », « démangeaison de l’hyène »…
« J'étais le premier lecteur de ses manuscrits, il me faisait confiance pour décider ce qui devait être publié, je m'en tiens à ses instructions, a déclaré François Wahl (Le Monde, 21 janvier 2009). La publication du Journal de deuil l'aurait positivement révolté, en tant qu'elle viole son intimité. Quant aux carnets chinois, il s'agit du type même du texte non écrit, qui était à ses yeux un véritable tabou ».
Eric Marty, en charge de la publication des œuvres complètes de Barthes au Seuil, réplique en soulignant que l’ami aujourd’hui blessé est à l’origine de la publication de deux textes bien plus intimes de Roland Barthes, Soirées de Paris et Incidents. Il conclut sa lettre ouverte à François Wahl, publiée dans Le Nouvel Observateur (23 janvier 2009), cosignée par Olivier Corpet, d’un : « Il n'y a pas, et il n'y aura pas d'affaire Roland Barthes ».
Nathalie Léger, directrice adjointe de l'IMEC (Institut Mémoires de l'édition contemporaine) qui a établi et annoté le texte du Journal du deuil, confirme :
« C'est un ensemble cohérent, qui relève plus de l'intériorité que de l'intimité, et qui permet d'éclairer le reste de l’œuvre. A partir de là, le problème se pose : quand publier ? Et ce problème, un ayant droit a toute légitimité pour le prendre au sérieux. Surtout quand le deuil en question est aussi le sien… ».
Qui plus est, conclut Eric Marty (Libération, 21 janvier 2009), les 330 fiches de Barthes liées à la mort de sa mère, datées du 26 octobre 1977 au 15 septembre 1979, formaient un ensemble autonome : « Il y a un titre, un acte de dénomination. Pour moi, ce n'est pas un épanchement, il y a un vrai projet d'écriture ».
Et Barthes, lui-même, dans son Sade, Fourier, Loyola (1971, antérieur donc aux deux inédits incriminés), n'appelait-il pas de ses voeux un « biographe amical et désinvolte » qui sache réduire sa vie à quelques « biographèmes » ? « Une vie trouée, en somme », écrivait-il. Cette « vie trouée », « désinvolte » qui se donne à lire dans les trois carnets de Chine et les fiches du Journal de deuil.
Comme un paradoxal appendice au Roland Barthes par Roland Barthes (1975).
Ces textes sont là désormais, malgré leur statut indécis, dans leur flottement, dans l’accompagnement des notes, dans ces blancs des pages qui laissent tant de place au lecteur. Ils ont quitté les fonds de l’IMEC pour les librairies et nos bibliothèques.
La polémique est close, place au Plaisir du texte. Voyage dans l’œuvre intime, en deux escales à venir, dans le Bookclub.
Roland Barthes, Carnets du voyage en Chine, éd. Christian Bourgois-IMEC, 256 p., 23 €

Roland Barthes, Journal de deuil, éd. du Seuil-IMEC, « Fictions & Cie », 280 p., 18 €

Références :
« Désaccords autour des notes posthumes de Roland Barthes », Libération, 21 janvier 2009
A lire également, dans Le Nouvel Observateur « Roland Barthes aurait été révolté » (François Wahl)
Et la réponse d’Olivier Corpet (directeur de l’IMEC) et d’Eric Marty à François Wahl, « il n’y a pas d’affaire Roland Barthes », Le Nouvel Observateur
Photographie : Roland Barthes (c) Graeme Baker / Sipa