Ingrid Galster, qui a consacré l'essentiel de ses travaux aux deux auteurs, à leur vie et à leur œuvre, a lu Et la fête continue. La vie culturelle à Paris sous l’Occupation, d'Alan Riding. Elle explique ici ses réticences envers un ouvrage au lectorat planétaire et qui «s’intéresse à la dimension “people” de l’histoire et à des anecdotes superficielles au lieu de suivre une argumentation compliquée».
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Le livre d’Alan Riding fut déjà célébré à Paris alors que la traduction française n’avait même pas paru. Il était la vedette d’un dossier que le magazine Books publia en juin 2011: «Écrivains et artistes sous l’Occupation»; France Culture reçut l’auteur le même mois en présence de Fabrice d’Almeida et de Gisèle Sapiro, qui manifestèrent leur émerveillement (Sapiro avait lu le manuscrit). Après la sortie de l’édition française en janvier 2012, les médias s’exécutèrent à nouveau et François Busnel compta Riding parmi les auteurs dont il fit la promotion. Un événement donc: la vie culturelle à Paris sous l’Occupation vue par un Anglo-saxon, forcément impartial et objectif. La vérité définitive. Vraiment?
Couvrir la vie culturelle intégrale de l’Occupation est une gageure pour un seul auteur, d’autant plus si celui-ci n’est pas historien mais journaliste légitimé par sa seule présence à Paris durant les vingt ans précédant la sortie de l’édition originale aux États-Unis. En 17 chapitres, Riding nous renseigne, combinant approche chronologique et systématique, sur le comportements d’intellectuels, d’écrivains, de dramaturges, de cinéastes, de peintres et de compositeurs et musiciens. Pour chaque chapitre, il donne une bibliographie en fin d’ouvrage et quelques notes, mais malgré ces références, il est le plus souvent difficile de savoir où il a puisé ses informations. Pourtant, on apprend au début de sa bibliographie qu’il s’est appuyé pour l’ensemble sur les ouvrages connus de Julian Jackson, de Philippe Burrin ou de Stéphanie Corcy. Mais quand, spécialiste de certains auteurs, on vérifie l’information exposée, on s’aperçoit qu’il a sélectionné ses données en fonction d’une idée préconçue résumée dans le titre du livre.
Puisque la quatrième de couverture commence par la question «A quoi ressemblait la vie de Sartre et de Beauvoir sous l’Occupation allemande?», il est permis d’examiner leur cas. On apprend que Sartre s’est concentré, durant ces années, sur son œuvre personnelle alors que d’autres écrivains s’engagèrent dans la Résistance. Gêné pour avoir soumis Les Mouches à la Censure et les avoir fait représenter devant un parterre d’officiers allemands qu’il recut, du reste, après la première pour trinquer avec eux, il inventa, après coup, un rapport à l’actualité politique de la pièce pour se justifier. La même chose vaut pour Huis clos. À la mi-juillet 1944, le dramaturge et sa compagne quittèrent Paris pour trois semaines de «vacances» afin de ne revenir qu’au moment de l’insurrection, «ce qui fit dire plus tard à certains esprits caustiques que Sartre avait rejoint la Résistance le même jour que la police parisienne». C’est la série d’articles sur l’insurrection pour le journal de Camus qui établit sa réputation: «Grâce à sa signature bien en évidence à la une de Combat, Sartre pouvait commencer à construire l’image du Sartre Grand Résistant».
On lit, en somme, exactement la version de la vie de Sartre que d’anciens collaborateurs pleins de ressentiment avaient donnée à la Libération et qui a resurgi à partir des années 70 dans des livres tels que Chantons sous l’Occupation d’André Halimi, dont l’ouvrage de Riding est une sorte de remake. Mais entretemps on sait, toujours documents à l’appui, que Les Mouches, avant même les premières répétitions, avaient fait l’objet d’un rapport des Renseignements Généraux (n° 26137) transmis à la Propagandastaffel et précisant que, selon certains, la pièce serait une «apologie de la liberté» et risquait «de provoquer des réactions, notamment de la part des milieux universitaires». En lisant les comptes rendus publiés en anthologie, on comprend que, même si la dimension politique des Mouches a peu passé la rampe, l’information se répandait par la rumeur, rumeur qui arriva jusque dans les colonnes de l’organe de la Milice et de l’hebdomadaire Das Reich à Berlin. On connaît le scandale de Huis clos suscité par cette riposte à la politique familiale de Vichy qui met en enfer une lesbienne, une infanticide et un goujat, scandale qui catapulta Sartre dans le domaine public: la pièce inquiéta un fonctionnaire d‘État au point que fut demandée (en vain) son interdiction. On peut lire la dénonciation de Sartre professeur de philo au lycée Condorcet dans l’hebdomadaire pronazi La Gerbe dirigé par le président du groupe Collaboration et, dans son intégralité, la lettre du recteur de l’Académie de Paris demandant (aussi en vain) la révocation de Sartre à Abel Bonnard. On sait également que Sartre et Beauvoir s’éloignèrent de Paris en juillet 1944 parce qu’ils avaient participé à des réunions du mouvement clandestin Combat et qu’un membre arrêté avait donné des noms: Jacqueline Bernard, rentrée de Ravensbrück, a fait ce témoignage devant Olivier Todd pour sa biographie de Camus.
Riding n’a pas pu ignorer ces faits car, même si sa bibliographie est lacunaire, il a eu entre les mains des ouvrages qui les signalent et qu’il cite dans d’autres contextes: il les passe délibérément sous silence.
On peut se demander pourquoi. Osons une hypothèse. Riding nous révèle que le livre lui a été commandé dans les années 90 par l’éditeur américain Knopf, le même qui se précipita dès sa sortie, en 1949, sur Le Deuxième Sexe parce que, vu la popularité de l’existentialisme aux États-Unis, il flairait une bonne affaire. Il chargea un zoologiste à la retraite de la traduction, mais celui-ci eut pour tâche de couper et de synthétiser le texte pour ne pas ennuyer le grand public: l’ouvrage de Beauvoir devint méconnaissable. Riding a-t-il reçu des directives de ce genre? L’allure de son livre suggère en tout cas qu’il est destiné à un public qui s’intéresse à la dimension «people» de l’histoire et à des anecdotes superficielles au lieu de suivre une argumentation compliquée pesant le pour et le contre. L’auteur a donc homogénéisé l’information dans un sens unilatéral: celui répandu par les médias depuis son arrivée en France (1).
Le succès du livre est encore garanti par la facon dont il est commercialisé. Ce n’est pas l’éditeur, mais une agence littéraire qui s’en occupe en se basant sur une stratégie méticuleusement élaborée. Susanna Lea n’accepte que très peu de livres, mais ceux qu’elle choisit seront vendus dans le monde entier. Au début mars 2012, au moment de la rédaction de ce compte rendu, l’ouvrage a paru en anglais (États-Unis et Royaume-Uni), en espagnol (Galaxia Gutenberg) et en français, mais les droits ont déjà été cédés pour la traduction en portugais, en catalan, en chinois et en polonais. Résultat de la mondialisation et la marchandisation de la culture, c’est donc cette «vérité» des années noires qui s’établira sur la planète: un beau sujet pour un centre de sociologie intéressé par la globalisation du marché du livre– sauf que, dans le cas présent, ceux qui exécutent la recherche font à la fois partie de la population des acteurs.
(1) Et qui perdure: voir le numéro récent du Magazine littéraire où, à côté de contributions solides fournies par des spécialistes, on trouve, pour Sartre, les élucubrations de Gilbert Joseph et les hallucinations de la veuve Destouches.
Alan Riding, Et la fête continue. La vie culturelle à Paris sous l’Occupation. Paris (Plon) 2012