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Billet de blog 11 juin 2011

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enseignant, historien des religions

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L’humanisme de Lévi-Strauss : procréation, histoire, « race »

Claude Lévi-Strauss a été l’un des grands intellectuels français du siècle dernier alors qu’il fut d’une discrétion exemplaire. On lui reprocha la mode du structuralisme alors qu’il ne fut aucunement responsable de sa généralisation en dehors de son domaine, l’anthropologie. Enfin, s’il critiqua l’Humanisme, ce n’était pas par pessimisme ou nihilisme, mais parce que son humanisme personnel était anthropologique et non philosophique.

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Claude Lévi-Strauss a été l’un des grands intellectuels français du siècle dernier alors qu’il fut d’une discrétion exemplaire. On lui reprocha la mode du structuralisme alors qu’il ne fut aucunement responsable de sa généralisation en dehors de son domaine, l’anthropologie. Enfin, s’il critiqua l’Humanisme, ce n’était pas par pessimisme ou nihilisme, mais parce que son humanisme personnel était anthropologique et non philosophique.

Illustration 1
Comme l’énonce l’éditeur Maurice Olender dans l’avant-propos, l’ouvrage posthume L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne est une parfaite introduction à l’œuvre de l’auteur pour un étudiant ou un esprit curieux. Antoine Perraud avait déjà présenté ce livre ainsi qu’un autre sorti en même temps par le même éditeur. Il est bon d’y revenir et de détailler un peu plus son contenu car il comporte des réflexions importantes et actuelles – même si le texte est vieux de vingt-cinq ans (trois conférences prononcées à Tokyo en 1986). La première partie du livre s’intitule « La fin de la suprématie culturelle de l’Occident » et vise à définir la discipline qu’est l’anthropologie et la notion de culture. Le propos de Lévi-Strauss est de montrer l’importance du Regard éloigné (titre d’un ouvrage de1983) de l’anthropologue, ce qui lui permet d’avoir toujours du recul par rapport aux faits de société. Le regard est éloigné mais il est aussi englobant car l’anthropologue est un comparatiste habitué aux différences culturelles, où qu’elles soient, c’est pourquoi l’humanisme anthropologique déborde l’humanisme traditionnel (p. 48).

La seconde partie en vient à l’exposition d’exemples concrets : « Trois grands problèmes contemporains : la sexualité, le développement économique et la pensée mythique ». Lévi-Strauss aborde là les questions qui font habituellement bondir les philosophes qui se réclament d’une éthique universelle sans recul culturel et les psychanalystes tributaires de la seule théorie freudienne, c’est-à-dire la procréation artificielle, les mères porteuses, l’homoparentalité etc. Après avoir rapidement analysé les conceptions occidentales, qui oscillent entre une parenté sociale et biologique – bien que cette dernière prenne paradoxalement de plus en plus d’importance –, l’A. énonce de nombreux exemples ethnologiques où la parenté sociale apparaît sous de multiples formes, trouvant des solutions adéquates au problème de la stérilité : « les Nuer du Soudan assimilent la femme stérile à un homme. En qualité d’‘oncle paternel’, elle reçoit donc le bétail représentant le ‘prix de la fiancée’ et elle s’en sert pour acheter une épouse qui lui donnera des enfants grâce aux services rémunérés d’un homme, souvent un étranger » (p. 71). S’il y a de nombreux cas d’insémination ‘artificielle’, il y en a aussi concernant les ‘prêts d’utérus’ si insupportables d’un point devue éthique pour Sylviane Agacinski. Pourtant :

« Toutes ces formules offrent autant d’images métaphoriques anticipées des techniques modernes. Nous constatons ainsi que le conflit qui nous embarrasse tellement entre la procréation biologique et la paternité sociale n’existe pas dans les sociétés qu’étudient les anthropologues. Elles donnent sans hésiter la primauté au social, sans que les deux aspects se heurtent dans l’idéologie du groupe ou dans l’esprit des individus » (p. 73). Or, qu’est-ce qui est le plus éthique, le biologique ou le social ? « L’anthropologie révèle que ce que nous considérons comme ‘naturel’ se réduit à des contraintes et à des habitudes mentales propres à notre culture » (p. 74). Le philosophe pense donc l’universel à partir d’une culture spécifique, ce qui est tout le problème de notre humanisme, ethnocentrique par essence.

Plus loin, Lévi-Strauss en vient à une problématique qui lui fut chère : mythe et histoire. Les sociétés sans écriture étudiées par l’anthropologue sont dites sans histoire, leur passé étant en quelque sorte mythifié. La réflexion sur les mythes est intéressante – « Ce que les peuples sans écriture demandent aux mythes, c’est d’expliquer l’ordre du monde qui nous entoure et la structure de la société » – mais celle sur l’histoire l’est bien plus pour nous : « Mais, quand nous nous interrogeons sur l’ordre social qui est le nôtre, nous-mêmes faisons appel à l’histoire pour l’expliquer, le justifier ou l’accuser. Pour un citoyen français, la révolution de 1789 explique la configuration de la société actuelle » (p. 100).

Ainsi, « l’image que nous nous faisons de notre passé proche ou lointain est très largement de la nature du mythe ». Quand nous insistons tant sur la mémoire – qui semble reculer puisque le 6 juin de cette année est passé presque inaperçu… –, nous nous justifions en disant que c’est de l’histoire, mais c’est bien plus un mythe construit censé nous donner un ordre du monde. Seul l’historien fait de l’histoire, d’autant mieux s’il a le regard éloigné de l’anthropologue, ce que n’a pas le citoyen lambda ni même le journaliste qui se pique d’histoire (Eric Zemmour). D’ailleurs, des événements trop vite mythifiés comme le 11 septembre 2001 nous ont aveuglé au point de ne pas voir les véritables évolutions historiques que l’on constate aujourd’hui dans les pays arabes.

Enfin, dans la dernière partie – « Reconnaissance de la diversité culturelle : ce que nous apprend la civilisation japonaise » –, l’A. revient sur la notion de « race », qu’il s’empresse de mettre entre guillemets. En bon anthropologue social, Lévi-Strauss récuse tout intérêt à la désormais obsolète anthropologie physique en lui préférant la génétique. Mais au lieu de la placer avant la culture comme le feraient les racistes, il affirme que la culture détermine en quelque sorte la génétique : « C’est la culture d’un groupe qui détermine les limites géographiques du territoire qu’il occupe, les relations d’amitié ou d’hostilité qu’il entretient avec les peuples voisins, et l’importance relative des échanges génétiques qui, grâce aux intermariages permis, encouragés ou défendus, pourront se produire entre eux » (p. 116). Et il conclut : « L’évolution humaine n’est pas un sous-produit de l’évolution biologique ». Evidemment, le raciste et son « esprit de clocher » théorisé à l’extrême se moquera toujours de telles démonstrations puisqu’il ne cherche aucunement une vérité scientifique mais une justification à sa haine.

Dans ce petit livre, Lévi-Strauss démontre l’importance de l’anthropologie pour un humanisme moderne et universel, concluant sur le relativisme culturel et le jugement moral. Or, après que l’ouverture culturelle a été mise en avant, il apparaît que le jugement et le rejet de la différence reviennent en force. Si la tolérance fait intrinsèquement partie de notre humanisme, la réaction ethnocentrique aussi. L’histoire objective est certes enseignée, mais ne l’est-elle pas encore comme un mythe, comme un ordre du monde ? L’anthropologie, elle, est malheureusement absente des disciplines scolaires, pas même enseignée en tant qu’option.

Claude Lévi-Strauss, L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne, La Librairie du XXIe siècle, Le Seuil, Paris, 2011, 146p., 14,50€.

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