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Christine Marcandier

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Billet de blog 12 janvier 2011

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Christine Marcandier

Littérature

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La Gifle

«Bienvenue dans l’Australie du XXIè siècle».Barbecue dans la banlieue de Melbourne. Famille et amis sont rassemblés, les plats sont prêts, la viande cuit. Tout semble parfait. «On a la belle vie, dit-il. Pense qu’on a la belle vie». Au sens d’un Jay McInerney, alors.

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«Bienvenue dans l’Australie du XXIè siècle».

Barbecue dans la banlieue de Melbourne. Famille et amis sont rassemblés, les plats sont prêts, la viande cuit. Tout semble parfait. «On a la belle vie, dit-il. Pense qu’on a la belle vie». Au sens d’un Jay McInerney, alors.

Illustration 1
© 

Car les tensions sont là, souterraines encore : la mère grecque d’Hector a «très mal accepté» qu’il épouse une Indienne, Aisha, à la peau si foncée, son fils est trop gros, indolent, c’est agaçant, un «affront», la présence de sa jeune maîtresse, Connie, l’angoisse. Mais les bières circulent, la nourriture est excellente, les enfants jouent au cricket dans le jardin. Soudain, Hugo menace Rocco d’une batte. Hurlements. Harry intervient :

«[Hector] vit son cousin lever le bras, fendre l’air, et la paume ouverte s’abattre sur le garçon. Il y eut comme un écho. La gifle déchirait le crépuscule. Choqué, le gosse regardait Harry. Alors un long silence. Comme si Hugo n’arrivait pas à comprendre ce qui venait d’arriver, à établir une relation de cause à effet entre le coup et la douleur qui commençait à sourdre. Le silence se brisa, le môme était décomposé, et cette fois, il ne gueulait plus : les larmes coulaient sans bruit sur ses joues.
- Espèce de bête sauvage !
Gary fonça sur Harry et faillit le renverser. Un cri retentit, Rosie les dépassa et prit son enfant dans ses bras. Les deux époux lâchaient des torrents d’insultes sur Harry qui, lui-même en état de choc, reculait vers le mur du garage. À l’évidence médusés, les gamins les regardaient. Rocco rayonnait d’orgueil. Hector sentit Aisha se glisser près de lui, et il savait qu’il devait faire quelque chose, puisqu’il était l’hôte de la soirée. Quoi ? il se le demandait
».

La gifle agit comme une onde de choc dans le groupe d’adultes et d’adolescents présents. Chacun prend partie, les choses s’enveniment jusqu’au procès. Tensions, sous-entendus, menaces, liés au passé et aux secrets de chacun, à son rapport à la famille, au mariage, à l’éducation des enfants, à l’amitié, à ce pays immense et si divers, contrasté sinon contradictoire, multiracial, l’Australie. La gifle agit à la manière d’un révélateur : «une graine qui avait germé pour – lentement, obstinément – prendre racine dans son esprit où elle s’était épanouie».

Illustration 2
© 

Christos Tsiolkas plonge dans ces tensions, les creuse, les analyse en un roman qui se lit d’une traite, roman social, familial, sexuel, véritable page-turner, d’un souffle et d’une intensité rares, d’une efficacité implacable. Chaque chapitre nous fait entrer dans l’univers de l’un des personnages présents – Hector, Anouk, Harry, Connie, Rosie, Manolis, Aisha, Richie –, nous fait découvrir une des facettes de la société australienne. Tout tourne autour de cette gifle, y revient comme à un centre irradiant, et pourtant le roman avance, inexorable, autour des conséquences de ce geste, un soir de barbecue, à la fin de l’été.

Le prisme est large, des émigrés aux Australiens, des quarantenaires aux anciens ou aux adolescents. Racisme, «australianité», conformisme, homophobie, tensions sociales, frontières nées de l’argent ou de la couleur de peau, La Gifle est un Short cuts de l’Australie comme de nos sociétés contemporaines. Certains l’ont fui (comme Luke, le père de Connie, parti vivre et mourir à Londres), d’autres y ont trouvé refuge, l’Australie, cette «toile ouverte du ciel, du désert et de la terre», est l’autre centre radioactif de ce roman choral. Tous ou presque ont des passés enterrés, des présents qui dérangent, des secrets enfouis, des mensonges plus ou moins dissimulés que la gifle fait remonter à la surface et que le roman dévoile, tableau saisissant de nos doutes, confusions, fêlures et petits arrangements. D’un présent qui bute sur le devoir (devoir faire, devoir dire), responsabilités envers les enfants, les époux (ses), les parents, les traditions, comment conserver une liberté malgré les lois, les bienséances, les convenances, les coutumes venues «d’avant» («ce foutu village grec qu’il avait cru laisser là-bas, mais qui l’avait suivi aux antipodes»), «les sirènes moralistes de notre cher État-providence» ?

«Le monde lui tomba soudain sur les épaules. Tout changeait». La gifle a tout bouleversé, les équilibres changent, certains personnages se reconstruisent, d’autres se perdent. Le roman est à l’image de l’avenir tel que Richie se le représente : «loin d’être un chemin tout tracé», il «se présentait comme un ensemble de ramifications, doté de nombreuses passerelles», que le lecteur suit avec passion, jusqu’à la gifle finale que lui assène avec maestria Christos Tsiolkas.

Christos Tsiolkas, La Gifle, traduit de l’anglais (Australie) par Jean-Luc Piningre, Belfond, 480 p., 22 €

Le roman est disponible en poche aux éditions 10/18. Lire un extrait

Depuis le roman a été adapté en série, diffusée sur Arte du 5 au 26 septembre 2013