«Le sommeil est une expérience intime»
«C’est la guerre, mon pote. Ah, la guerre contre la drogue, jolie phrase, mais ouvrez un peu les yeux : ça a toujours été une guerre pour la drogue.»
«Le monde était fait de produits chimiques»
Imaginez : un laboratoire travaille sur un produit miracle, un médicament capable de booster votre libido, vous faire dormir comme un bébé, stabiliser vos humeurs, éradiquer vos pulsions dépressives ou agressives. Des chercheurs mettent au point la molécule de l’avenir, le Dodabulax.
Ne vous contentez pas d’imaginer, lisez Nuits insomniaques de Robert Cohen. Portrait croisé de Bonnie et Ian, Bonnie, fille spirituelle de Don Quichotte et Emma Bovary, ne dort plus, fixe l’écran de ses nuits blanches, tente d’ordonner un quotidien qui sans cesse lui échappe :
«J’ai un môme qui prend du Prozac et un autre qui pisse au lit. J’ai deux boulots, pas de mari, et la seule fois où je me lâche et que je fais l’amour avec un machin qui ne sort pas des usines General Electric, je suis en cloque.»
Lorsque Bonnie apprend que le labo cherche des cobayes humains pour tester le médicament, elle y voit la solution miracle pour reprendre pied : sortir du trou financier qui la plombe, 250 $ la semaine non imposables, et dormir, enfin. Au cours de ces expériences, elle rencontre Ian, psychiatre qui poursuit ses recherches sur le sommeil paradoxal dans le laboratoire qui met au point les molécules et étudie les réactions des araignées, des souris et des hommes à l’ingestion des pilules bleues. L’une tente de finir sa thèse sur Thoreau, l’autre de conquérir la place qui lui revient au sein de son labo. L’un comme l’autre voudraient pouvoir et savoir aimer, s’abandonner, trouver un équilibre. Tous deux pensent que le dodabulax pourrait être la panacée universelle, médicale, existentielle presque métaphysique.
Nuits insomniaques est une fresque de nos malaises et désarrois contemporains, la description au vitriol de la recherche médicale et des labos qui exploitent cette obsession du bien-être, des liens de la pharmacopée et de la finance, et de la course actuelle pour l’excellence, la productivité, le rendement.
L’insomnie est un prisme romanesque, l’angle pour dire un état du monde, le mal-être et les frustrations de Bonnie, l’ambition et les illusions de Ian. Comme deux âges de la vie : Ian, la trentaine, qui découvre le monde, veut y trouver sa place et Bonnie, la quarantaine, illusions perdues et angoisses. C’est caustique, souvent hilarant, toujours juste.
«Je suppose que vous avez entendu la nouvelle, dit Ian.
- Laquelle ?
- La FDA. Ils ont sur le point de donner leur accord.
- Ah, dit Erway. Ça.
- Ils disent que c’est pour le mal des transports. C’est comme ça que sera libellée l’autorisation de mise sur le marché. Ils ne mentionnent aucune des autres propriétés.
- Multiples usages, dit Erway. On ne peut guère les blâmer, mon jeune ami. Pas avec tout cet argent qui est en jeu. C’est humain de vouloir se couvrir.
- Humain ? demanda Ian avec amertume.
- Le mal des transports, c’est le cheval de Troie. Avec ça, on est dans la course. Dans quelques années, personne ne saura plus sur quoi portait l’autorisation de mise sur le marché. […]
[Les deux hommes évoquent ensuite la firme qui va acheter le médicament, Furst Pharmaticeuticals]
- Furst s’est fait racheter il y a cinq mois par Trianon. Maintenant ils ne sont plus que la division pharmaceutique d’une multinationale bien plus énorme encore. Mais ça ne durera pas non plus, parce que Trianon va fusionner avec Central Home Products. […]
- Mais je croyais que Trianon était dans l’agriculture, dit Ian.
- C’est les alicaments, maintenant. Nourriture chimiquement modifiée. L’idée, c’est qu’on ne devrait pas devoir aller à la pharmacie ET au supermarché. Deux pour le prix d’un. […] Avec ça, ils vont tenir tout le marché, non ? Le réveil, la bouffe et le sommeil. Le tour de cadran du fric à tous les étages. Le cycle parfait.
- À vous entendre, on croirait que c’est un complot, dit Ian.
- Pas du tout, répondit Erway. C’est l’économie de marché».
Nuits insomniaques est une fiction qui croise des scandales contemporains. Bonnie se sait être «un personnage d’un roman un peu trop ventru, filandreux, entré en eux à la naissance dans un code précis, comme à l’encre invisible. À certains moments, l’histoire était totalement comique, à d’autres c’était un drame».
Personnage, elle est aussi un cobaye, la clé d’un programme de recherche médicale («c’est elle la clé. J’en suis sûr»). Et elle est, pour Robert Cohen, l’allégorie de notre responsabilité face au monde comme il va : accepter cette course folle au mieux-être chimique ou la refuser. Nuits insomniaques a le cerveau pour centre, son fonctionnement, sa chimie, ses réactions. Et il est de ces romans qui nous apprennent à l’utiliser.
CM
Robert Cohen, Nuits insomniaques [Inspired Sleep], traduit de l’anglais (USA) par Lazare Bitoun, Éditions Joëlle Losfeld, 463 p., 25 €.
Du même auteur : Ici et maintenant, Folio, 2011.