Certains auteurs nous font réaliser qu'il y a tomber dans le domaine public et tomber dans le domaine public. Jane Austen (1775-1817) en fait partie. Son œuvre a été largement appropriée et adaptée pour le cinéma et la télévision, comme en témoigne le succès de la série Orgueil et préjugés de la BBC avec Colin Firth (1995), que les puristes préféreront au film tiré du même roman avec Keira Knightley dix ans plus tard. La littérature de science-fiction s'est aussi attelée à la tâche avec des parodies telles que Orgueil et préjugés et zombies (2009) de Seth Grahame-Smith, suivi de Sense and Sensibility and Sea Monsters de Ben H. Winters. Les titres parlant d'eux-mêmes on devinera aisément les altérations apportées...

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Dans La mort s'invite à Pemberley, P. D. James, auteure bien connue de romans policiers, entreprend donc de faire se rencontrer ce dernier avec les protagonistes d'Orgueil et préjugés. Il ne s'agit pas d'une réécriture de ce roman mais d'une suite, qui reprend les héros là où leur génétrice les avait laissés, c'est-à-dire au moment où ils s'apprêtaient à vivre heureux et à avoir beaucoup d'enfants. Elizabeth Bennet, désormais Madame Darcy, en a déjà deux, alors que sa sœur Jane Bingley en a trois. Mary a quant à elle réussi à trouver un mari, tout aussi bibliophile qu'elle – ou du moins tolérant de sa passion – alors que Monsieur Bennet père profite de la bibliothèque bien fournie de son gendre à Pemberley, le domaine historique des Darcy.
L'intrigue débute alors que tout le monde est affairé à la préparation de la grande fête de Lady Anne, feu Madame Darcy mère, qui doit se tenir à Pemberley. Elizabeth est en charge de l'organisation et se réjouit par avance de la venue de sa sœur Jane, qui s'est depuis peu installée dans le voisinnage de Pemberley. Dans le même temps, la sœur de Darcy, Georgina est courtisée à la fois par un brillant avocat du nom de Alveston, ami des Bingley, et par son cousin, le colonel Fitzwilliam, devenu Lord Hartlep. Jusqu'ici, le lecteur aura encore l'impression d'être dans le terrain familier des romans de Jane Austen. Il en aurait pu être ainsi jusqu'à la fin si les Wickham ne s'étaient pas invités à la fête avec un mort sur les bras et un présumé coupable en la personne de George Wickham, mari de Lidya (née Bennet). Le passé fait alors son retour en force, affectant les principaux protagonistes, les Darcy au premier rang.
P. D. James mène avec brio cette enquête dans un style certes moins élaboré que celui de Jane Austen, mais qui en reprend certains éléments. Si James ne maîtrise pas aussi bien l'ironie qu'Austen, elle se rattrape en jouant avec la connivence du lecteur, qui connaît l'intrigue d'Orgueil et préjugés (pour ceux qui n'auraient pas lu l'original, un résumé des épisodes précédents ouvre le livre et raconte comment les filles Bennet furent casées l'une après l'autre pour le plus grand bonheur et soulagement de leurs parents) : Elizabeth se demande ainsi si elle aurait pu épouser Darcy s'il n'avait pas été aussi riche et conclut malheureusement qu'il y aurait eu peu de chance. Les états d'âmes de Darcy, qui réalise au fil du récit qu'avec Elizabeth il a aussi dû accepter comme beau-frère George Wickham, son ennemi, donnent une épaisseur à ce roman, qui ne se contente pas d'être une simple enquête policière. Les amateurs du genre regretteront d'ailleurs que cet aspect du roman soit finalement assez rapidement expédié et prenne plus une tournure juridique que déductive : point de Miss Marple ou d'Hercule Poirot du XIXème siècle à l'horizon...
La réussite du roman est finalement double : P. D. James évite à la fois de tomber dans les écueils du pastiche, en faisant trop pour être plus authentique que l'original ou en ridiculisant certaines tournures typiques ; tout en donnant envie au lecteur de se replonger dans l'original. Son roman constitue donc un bel hommage à l'oeuvre de Jane Austen et réjouira les amateurs des deux genres en présence.
P. D. James, La mort s'invite à Pemberley, traduit par Odile Demange, Fayard, 2012, 380 p., 22 €.