
Avalanche de textes sur la mort, ces derniers mois : des deuils, des agonies, des réflexions sur la mort volontaire, le suicide médicalement assisté. Au point que l’on finit par se demander si la tendance est réellement plus lourde en ce moment ou si l’on n’avait pas remarqué avant. Dans la pile, quatre livres qui abordent le sujet différemment, par l’ironie, voire l’humour.

Tout s’est bien passé, nous dit Emmanuelle Bernheim dans son dernier roman (Gallimard). Elle y raconte comment son père l’a chargée d’organiser son suicide assisté, dans une clinique suisse. André Bernheim, victime d’un AVC à l’âge de 88 ans, est résolu à en finir. Certes, il commence à aller mieux, retrouve force et appétit mais ne renonce pas pour autant à son envie de mourir. Le récit d’Emmanuelle Bernheim suit ce lent et délicat parcours — mental, intellectuel, moral — vers la Suisse et vers la fin du texte où « la dame suisse » lui annonce que « tout s’est bien passé ». La phrase, cinglante, douloureusement banale, irrigue l’ensemble du texte de sa macabre ironie.
« "Papa m’a demandé de l’aider à en finir."
Je me répète cette phrase, elle sonne bizarrement.
Qu’est-ce qui ne colle pas ? "Papa et en finir ?" »
Emmanuelle Bernheim rend le chaos que devient sa vie, entre quotidien insupportable de normalité (« "Ding", fait le titre de transport dans le métro, "dong", le couvercle de la poubelle, "ploc", le marron qui ricoche sur un souvenir d’enfance ») et l’insurmontable décision à prendre : nécessaire par loyauté envers le père, troublante en ce qu’elle l'expose à la loi française, insupportable parce qu’on est la fille de cet homme qui ne vit plus que pour mourir, parce que, comme sa sœur (à laquelle le livre est dédié), on « ne parvenait pas à se présenter la vie sans notre père ».
La force du roman d’Emmanuelle Bernheim est de rendre la familier l’insaisissable, ce cercle vicieux qui a parfois des accents burlesques quand la vie est à ce point paradoxale que « nous sanglotons de rire » : tandis que le père se sent mieux et pourra donc mourir comme il le souhaite, sa fille passe du Lexomil au Prozac tant la décision de son père la replonge, aussi, dans son rapport violent à son propre corps, à ce qu’elle a toujours pu penser de la vie et la force à redécouvrir son père, terra incognita, jusqu’à devoir soulever le voile des secrets de famille. « En finir », ces termes qui reviennent de pages en pages comme une butée sur l’impossible. Seule l’écriture permet de dire l’infini et de surmonter l'impensable.

Chez Rivages, la mort accorde sa première interview et nous raconte enfin sa vie. Le titre anglais de cette Autobiographie de la mort donne le ton : DEATH A Life. George Pendle, qui a recueilli les propos de la grande faucheuse l’explique dans le préambule : la mort est centrale dans nos vies, pourtant elle demeure la grande inconnue, ce « personnage éminemment secret dont il n’existe ni interview ni photographie » qui se contente, depuis toujours, « de laisser parler ses vastes œuvres ».
La mort a enfin accepté de briser le silence dans cette « chronique intime », pour mettre à mal superstitions ridicules, peurs instinctives et représentations fausses. Suivent un certain nombre de révélations décapantes : non, la mort n’est pas une femme. Non, il ne faut pas craindre la mort mais « les effroyables possibilités de la vie ». Non, la mort n’est pas morte, sa biographie le montre, dans ce récit poignant de son enfance maltraitée, son terriblement internement pour « trop plein de vie », son amour passionné pour une vivante (et mortelle) Maud, et le succès éclatant de son entreprise : « Je jouissais de tragédies intéressantes, d’un taux élevé de mortalité ». Tout considérer depuis son « territoire habituel, la fin » donne une perspective autre aux choses… et force la Mort à reconnaître que Dieu a « le sens de l’humour ».
Il (puisqu’il est désormais impossible de dire « elle ») a connu l’histoire de l’humanité et nous la raconte, depuis Adam et Eve, en passant par Abel et Caïn, les Cavaliers de l’Apocalypse, Jésus, les grands massacres, les guerres mondiales. Il a vu, aussi, ces dernières années, les « étranges choses qui se sont produites sur Terre, ou plutôt sur son orbite. Je vous ai observés avec perplexité enfermer des chiens dans des fusées et les envoyer dans l’espace. Je n’ai jamais compris le but de tout cela — les chiens non plus, d’ailleurs ». Dédiée à « tous deux qui nous ont quittés et nous quitteront. C’est-à-dire vous. Oui, vous. Non, pas lui. Vous », cette Autobiographie de la mort est drôle, fabuleusement caustique, érudite et insolite : rire, c’est aussi apprendre à mourir, pour parodier Montaigne.

Mourir, donc, mais comment ? Will Cuppy nous dit Comment cesser d’exister. Il sait de quoi il parle : « J’ai moi-même cessé d’exister le 23 août 1934. J’oublie où je me trouvais à ce moment-là, mais la date restera à jamais gravée dans ma mémoire ». Son livre est une anthologie délirante qui passe en revue l’extinction du dinosaure, du mammouth laineux, du dodo, etc., autant de fables animalières qui unissent rire et désespoir pour dire combien la vie (humaine comme animale) est irrésistiblement absurde. Ainsi ces tortues de mer qui, à peine sorties de l’œuf, traversent la plage pour se ruer vers la mer « où la plupart d’entre elles sont aussitôt dévorées par un prédateur quelconque. Cela fait à présent de très nombreuses années que les professeurs ès tortues tournent les petites tortues vertes en direction de la terre, mais non, elles s’obstinent à faire demi-tour et à ramper jusqu’à l’eau ».

Will Cuppy — auteur d’un Comment reconnaître vos amis des grands singes (Rivages poche) — est un moraliste irrésistible, improbable croisement entre La Fontaine, La Rochefoucauld et Robert Benchley. Face à sa prose, le lecteur est un peu comme tout un chacun devant un yak : « Les yaks sont censés être drôles. Il y a des gens qui, à la simple évocation d’un yak, sont quasiment morts de rire. Pour ma part, quand je pense à un yak, je me sens légèrement déprimé. Seul un yak sur dix environ me semble drôle — et encore, il pourrait l’être plus ». Mais raconté par Will Cuppy dans Comment attirer le Wombat (troisième tome de ses chroniques animalières, paru chez… Wombat en octobre dernier), le yak vous fera mourir de rire. Sans doute la plus belle manière de cesser d’exister, finalement.
- Emmanuelle Bernheim, Tout s’est bien passé, Gallimard, 206 p., 17 € 90
- George Pendle, Autobiographie de la Mort, traduit de l’anglais par Karine Chaunac, Rivages poche, 410 p., 9 € 65.
- Will Cuppy, Comment cesser d’exister, traduit de l’anglais (USA) par Béatrice Vierne, Rivage poche, 156 p., 7 € 65.
- Will Cuppy, Comment attirer le wombat, traduit de l’anglais (USA) par Frédéric Brument, Wombat, coll. « Les Insensés », 208 p., 18 €