Ce projet farfelu est un voyage dans le non sens, qui, comme chacun le sait, porte des significations autres, déporte notre regard pour le rendre lucide et acéré, renouvelle notre rapport au langage et aux expressions lexicalisées. Quand les poules avaient des dents travaille les mots, les proverbes, ces sens acquis, creuse leur absurdité comme leurs significations enfouies sous l’épaisseur des habitudes. Le texte se donne tour à tour des allures de Physiologie (petite étude de moeurs de personnage typiques), de vies imaginaires, de dictionnaire, de recueil de chroniques. Il s’attache successivement à la maison (art de vivre, confort du home), aux transports (Locomotion, évasion, accessoires de voyage), à la mode, coiffure, frivolités, aux carrières et emplois, à l’amour, aux bêtes à bec, à poil et à claques, au développement durable, aux amusements, jeux de mains, jeux de vilains et aux piliers de l’ordre social.
Le tout avec un sens du décalage, de la dérision et du point d’ironie qui en fait un délice. C’est inventif, drôle, piquant. Jolie entreprise « cyclopédique et loufdingue ». Difficile d’en dire plus sans déflorer l’ouvrage, ce qui serait dommage puisqu’il comporte, comme le dit son auteur en un Avertissement joyeusement trublion, « des OGM (Organismes génétiquement magnifiés), (…) des légumineuses salaces, des bêtes à claques et des traces de fleurs dévergondées ». On vous invite à consulter l’index qui pointe – mais n’est-ce pas sa fonction première ? – vers la délicate ironie poétique de l’ouvrage. On trouvera donc dans ce drôle de dico positif (en tant que parodie des dictionnaires positivistes), « manuel à l’usage des gens de goût appelés, pour des raisons familiales, professionnelles, etc., à survivre dans un monde cruel », des dames-caca et des lunettes de sommeil, des déconfitures de fraises et un Président de la Cour des Contes, des loups phoques... Car il est urgent de rire, tout va mal :

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« Un matin au réveil, alors que j’écoutais ma radio favorite, il fallut me rendre à l’évidence. Le prévisionniste des services de la météorologie nationale n’était plus capable de m’annoncer, en temps réel, (…) le temps qu’il faisait. Le charme de sa diction musicale qui lui faisait dire "Vallée du Ronne" pour Vallée du Rhône, et "Cottes du Nord" pour Côtes du Nord, atténuant ainsi les menaces d’orage que faisait peser un circonflexe sur un O présumé innocent, ce charme ne parvenait à masquer son impuissance flagrante. (…) La révélation fut terrible : son accent chantant masquait en fait les sanglots de l’impuissance. Il n’était plus en mesure de nous dire "Il fait beau" quand il faisait beau, "Il pleut, il neige" quand il pleuvait ou neigeait. Non seulement il n’y avait plus de saisons, constat consternant fait par nos grands- et arrière-grands-mères quelques décennies plus tôt, mais encore ces saisons se succédaient-elles à un rythme si rapide, parfois dans la même matinée, que toute prévision était devenue impossible. La "Normalesaisonnière", sœur de toutes les normalités qui régissent nos sociétés, était définitivement bafouée. Désormais, le chassé-croisé des juillettistes et des aoûtiens s’opérait le jour de Pâques. Car la banquise fondait, les mers du globe frôlaient l’ébullition, les relations bilatérales se refroidissaient, les algues vertes proliféraient, la croissance mollissait, le chômage se durcissait, les bois se déboisaient, les pluies acides rongeaient, l’obésité gagnait, les marées noires moiraient les océans, les poissons suffoquaient, les phoques s’offusquaient, la parité piétinait, la mixité merdouillait, les pianos perdaient leur queue et les lézards gardaient la leur. Le soir, avant de se coucher, on ne pouvait même plus se dire "Ca ira mieux demain!". La litanie fracture-sociale-trou-de-la-couche-d’ozone-mondialisation-déficit-budgétaire-diminution-de-la-nappe-phréatique-nouvelle-défaite-du-Paris-Saint-Germain-bénéfices-records-des-grandes-sociétés-pétrolières-raréfaction-du-thon-rouge dansait sa ronde infernale dans chaque cerveau humain, faisant le lit de l’insomnie chronique. Le comptage des moutons était lui-même devenu impossible, car depuis l’épidémie de tremblante, on les voyait flous. Et pourtant, des solutions concrètes avaient été proposées. On avait réussi à faire manger du poisson en poudre à nos vaches laitières et de la viande aux poissons. Quelques fuites savamment orchestrées dans les centrales nucléaires veillaient à une redistribution équitable de l’énergie sur la planète. Fait exceptionnel depuis la résurrection de Lazare, on avait même réussi à soigner des vivants malades avec des extraits de malades morts. Bref, les poules auraient enfin des dents, cela ne faisait plus aucun doute…Hélas tout s’effondra. Les vaches devinrent folles, les abeilles se prirent pour des guêpes, les guêpes pour des avions Rafale, les vivants malades devinrent des malades morts, les morts le restèrent mais de honte cette fois. Ajoutons que le billet vert tournait de l’œil, que le cours des métaux nous plombait, que les matières premières s’envolaient et le pouvoir d’achat dégringolait. Quant à l’or noir, il nous faisait chocolat. Depuis longtemps déjà, le cours du baril avait franchi la barre symbolique, et toutes les statistiques s’étaient engouffrées dans la brèche. Jadis respectée, voire crainte, la barre symbolique n’était plus qu’une marie-couche-toi-là, piétinée par l’inflation des mauvaises nouvelles. Après la Normale saisonnière, un autre pilier de nos institutions vacillait.(…) Ajoutons à ce constat tragique une conséquence rarement soulignée du réchauffement planétaire : la raréfaction des faits d’hiver, et donc le tarissement d’une manne pour la presse, réduite à faire ses choux gras de faits d’été par définition plus maigres. La planète était en danger ! Voilà pourquoi votre fille est muette, disait Sganarelle. Et voilà pourquoi nous ne pouvions plus le rester. Ce matin-là, éteignant ma radio, je me mis en quête de solutions. Les voici. »
Jérôme Coignard se place dans la lignée des entreprises excentriques d’un Gautier ou d’un Sterne avant lui, ces excursions en absurdie, parodiant les entreprises taxinomiques des récits de voyages, les leçons des guides ou catalogues. Les illustrations, dans leur sérieux, leur référent savant soulignent l’entreprise ironique, le commentaire permanent au second degré, les collages. Se faisant, l’auteur construit un rapport particulier à son lecteur : il déconstruit ses attentes, déçoit sa volonté de savoir mais pique sa curiosité, le fait rire, et place, surtout, lui fait confiance pour (dé)lire, comprendre allusions, réécritures et références.Attention, objet bizarre, petit bijou d’ironie poétique et ludique. Livre-objet, à la manière d’une boîte à merveilles.
Jérôme Coignard, Quand les poules avaient des dents, Le Passage, 256 p., 15 €