
Karaoké : le terme (« orchestre vide » en japonais) désigne cette pratique qui consiste à chanter – brailler diront les mauvaises langues – les paroles d’un tube interplanétaire, entre hommage et massacre, pratique collective (un bar) et anonyme (on chante du ABBA ou I will survive, sans donner autre chose de soi que quelques fausses notes et, au mieux, un prénom). Pour Dubravka Ugrešić, le karaoké est surtout un « paradigme simple » permettant d’illustrer le « glissement tectonique » de la culture contemporaine, ce moment où le destinataire de toute œuvre d’art est devenu roi, le participant anonyme acteur tonitruant du jeu.

L’essai de Dubravka Ugrešić se veut la saisie d’une époque en pleine mutation, soulignant un « contenu nouveau » qui « évolue d’un instant à l’autre » : « nous vivons une époque fluide ». Mais sa manière de lier révolutions contemporaines et passé (plus ou moins) récent rend cette analyse particulièrement stimulante : cherchant des échos de nos pratiques actuelles dans l’histoire du XXème siècle, Dubravka Ugrešić repère des lignes de force. « Internet est un mégakaraoké » qui pousse à son extrême le communisme rêvé par nombre de pays : démocratie, culture pour tous (non seulement l’accès à la culture mais la pratique de la culture).

Le fait qu’en 2006 les magazines Business et Time aient mis en Une un « VOUS » comme acteurs de la finance et de la société de la connaissance lui semble le signe de cette communauté virtuelle — et fragmentaire — qui, selon un flux constant, abreuve la toile et le monde d’informations, reprises d’informations, copies et détournements (du plagiat au hacker) et, par ce biais, fomente « une révolution contre la dictature de la compétence ». Là sont les conséquences négatives de ces pratiques nouvelles : incompétence, falsification, théories du complot, anonymat (cf. le célèbre dessin du New Yorker cité par Dubravka Ugrešić, « sur Internet personne ne sait que tu es un chien »). Tout le monde se veut juge et partie, « Internet est un champ de bataille pour le pouvoir ».

L’enjeu n’est pas seulement de produire du contenu, de partager ses lumières sur un sujet, ou ses photos de vacances et/ou de cuite sur Facebook, un blog ou un Tumblr. Mais de se rapprocher symboliquement de ses idoles, ce que Dubravka Ugrešić appelle un « cannibalisme idolâtre symbolique ». Humour incisif et rapprochements percutants sont les armes d’une analyse qui dissèque des pratiques sur lesquelles nous manquons terriblement de recul : elles sont récentes et ne cessent d’évoluer.
Pourtant ce sont bien ces pratiques que commente Dubravka Ugrešić : ainsi l’invention d’un clone, d’un double — variation à l’ère d’Internet sur un thème fécond en littérature et au cinéma — que l’on (re)modèle à volonté, que l’on peut contrôler et parfois supprimer d’un simple clic et que l’on fait « vivre » dans des mondes virtuels en ligne (Second Life, jeux de rôles, forum). Un double qui permet, comme l’écrivait Jonathan Safran Foer dans un autre contexte (Tout est illuminé), ce « désir d’être ailleurs, quelqu’un d’autre, quelqu’un d’autre ailleurs » et exprime ce tropisme contemporain vers « un monde virtuel » qui est aussi « une sphère de confort ». Un avatar que l’on croit sans conséquence, sans rapport avec le moi véritable, compensatoire, au point de parfois se perdre ou perdre tout contact avec le réel, pour mener une vie qui ressemble à celle que dépeint Woody Allen, de manière totalement prémonitoire, en 1977, dans un récit publié dans le New Yorker : The Kugelmass Episode.

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Dubravka Ugrešić analyse également l’anonymat triomphant qui offre une starification virtuelle et éphémère, triomphe de l’amateurisme (Youtube, forums), illustrant qu’Internet, dans sa face la plus sombre, est aussi un « aspirateur géant ». Cet essai passe au scalpel de nouveaux modes d’expression (les romans sur téléphone, la twitterature, lesfandoms), montrant combien les frontières entre productions majeures et mineures, pratiques de professionnels et d'amateurs, sont devenues « poreuses ».
C’est sans doute là l’aspect le plus passionnant de ce Karaoké culture : montrer comment Internet accentue l'évolution des éléments qui constituent une œuvre : l’auteur a déjà été mis à mort par Foucault et Barthes, le lecteur placé au centre de la fable. Avec Internet, le lecteur, plus que jamais actif, — que Dubravka Ugrešić surmomme AA pour Auteur Anonyme ou Amateur — est au centre d’une œuvre collective (dont Wikipedia est l’exemple le plus parlant), signe d’une volonté de toute puissance, d’une ère d’exhibitionnisme (« besoin d’inscrire sa marque »), où le « moi » (virtuel et anonyme) donne son avis sur tout, passant « des heures à catapulter des commentaires » sur sites, journaux et forums. Nous sommes entrés dans l’ère d’un « délire de communication », signe d’une « peur de l’espace vide ». Et inutile de résister, si comme Dubravka Ugrešić vous jetez un regard critique sur ce règne du AA, « c’est son époque et sa culture, vous êtes en marge ».
Dubravka Ugrešić, Karaoké Culture, traduit de l’anglais par Pierre-Richard Rouillon, Galaade, « Auteur de vue », 136 p., 10 €