Ces derniers temps, des cas de cannibalisme en Russie et au Brésil défraient la chronique. On n’irait pas en conclure à des sociétés anthropophages tant ces cas sont résiduels et relèvent de la maladie mentale – psychoses –, tant aussi le cannibale ne peut être que l’Autre par excellence et non l’individu « mondialisé » – le primitif, le sauvage – puisqu’il y a « omniprésence de la domination dans nos mentalités civilisées ».

Agrandissement : Illustration 1

Ces mots de Georges Guille-Escuret (Les mangeurs d’autres. Civilisation et cannibalisme, p. 248) illustrent parfaitement la pensée d’une droite radicale française (de Guéant à Guaino), qui voit dans la culture occidentale une civilisation supérieure à d’autres – elle est assurément dominante – et qui fait de l’Afrique un continent longtemps à la dérive, non ancré dans la grande histoire – l’histoire de l’Occident, bien sûr. L’ouvrage de l’anthropologue, par l’étude de ce cas extrême qu’est le cannibalisme, permet de révéler cet esprit de supériorité totalement assujetti à l’idée première de l’anthropologie dont elle peine à se débarrasser : l’évolutionnisme. Comme l’écrit l’auteur : « Nous avons évolué, donc les autres ne l’ont pas fait. Nous avons forgé la civilisation, donc les autres sont primitifs. Notre changement incarne le changement » (p. 249). Et quand le fait cannibale surgit dans notre civilisation, il est vu comme résurgence sauvage, comme « exception confirmant la règle », bref, il faut le mettre immédiatement en dehors alors qu’on l’a mis en dedans de tant de cultures.
Pourtant, évolution ne signifie pas progrès : « l’évolution ne fait pas par elle-même de progrès : elle innove » (p. 248)[1]. S’il est vrai que les « grandes » civilisations – pour mieux dire : les sociétés étatiques –, à l’exception notable des Aztèques, ont fait de l’acte d’anthropophagie l’acte barbare par excellence, l’acte de l’Autre, ce sont aussi des sociétés qui se sont élevées par esprit de domination, d’infériorisation systématique de l’Autre – et c’est là que nous retrouvons les Aztèques, à la fois prédateurs (cannibales) et dominateurs (civilisés). L’ouvrage permet ainsi de nous interroger sur la place que nous nous accordons en tant que « civilisés ». Comme l’écrit si bien l’A. : « la civilisation occidentale n’aurait certainement pas théorisé spécialement les droits de l’homme, si elle n’avait pas préalablement inventé des moyens inédits de bafouer systématiquement la dignité humaine » (p. 249).
Surtout, nous ajouterions en guise de réponse à des Guéant ou des Finkielkraut (émission Répliques, « Toutes les cultures sont-elles égales ? ») que la civilisation occidentale n’a véritablement progressé que lorsqu’elle a été confrontée à l’Autre, d’abord et malheureusement pour le dominer (colonisation), l’inférioriser (racisme), l’exploiter (commerce triangulaire) voire l’exterminer, ensuite et plus heureusement pour le prendre en compte et accéder peu à peu, sans y parvenir véritablement, à en faire le Même que soi. L’exemple que je tiens pour étant la preuve de la curiosité de l’Autre, dans la civilisation occidentale, sans pour autant lui accorder le statut du « Même que soi », réside au musée du Quai Branly : l’anthropologie occidentale fait une grande place à l’Autre en ce lieu, quelle que soit sa culture traditionnelle et d’où qu’elle soit ! il y a seulement un continent qui n’est pas représenté, l’Europe puisqu’elle doit à tout prix être terre d’Histoire et non de cultures…
L’ouvrage de Georges Guille-Escuret est salvateur tout en étant très exigeant intellectuellement : il est iconoclaste et difficile d’accès. Il n’est pas une étude exhaustive du fait cannibale – étude développée dans son grand ouvrage en trois tomes publié chez PUF : Sociologie comparée du cannibalisme, Afrique, Asie et Océanie, Amérique (ne manque-t-il pas là encore le champ européen ?...) –, même s’il permet de mieux saisir une anthropophagie amérindienne prédatrice et une anthropophagie africaine comme réponse à une anthropophagie européenne supposée – que faisaient-ils de tous leurs captifs ces Blancs, sinon les manger ? l’idée d’une exploitation économique étant si étrangère à ces sociétés…
Il est surtout l’œuvre d’un anthropologue qui s’interroge sans concession sur sa discipline – la dichotomie conceptuelle nature/culture – et la civilisation dont elle est issue : l’anthropologie n’est pas neutre, elle tend seulement vers cette finalité du regard éloigné, juste. Elle devait être la science de l’universel – toute culture ou civilisation est « patrimoine de l’humanité », est nôtre, d’où l’absurdité de les classer hiérarchiquement tant c’est la connaissance comparatiste qui importe – mais elle a quelque peu échoué : comme le souligne Françoise Héritier dans l’émission de Finkielkraut, cette discipline n’est pas ou peu enseignée, et le musée des Arts premiers a peu ou prou remplacé le musée de l’Homme – non, toute évolution n’est décidément pas un progrès.
Georges Guille-Escuret, Les mangeurs d’autres. Civilisation et cannibalisme, Cahiers de L’Homme, Editions de l’EHESS, Paris, 2012, 22 euros.
[1] C’est aussi ce que montre Emmanuel Todd dans son gros ouvrage sur L’origine des systèmes familiaux : la famille communautaire est un modèle innovateur comparé à la famille nucléaire « primitive », sans être pour autant source de progrès.