Christine Marcandier
Journaliste à Mediapart

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Billet de blog 17 octobre 2010

Christine Marcandier
Littérature
Journaliste à Mediapart

En un monde parfait

En un monde parfait – celui de Ken et Barbie – cette histoire serait un conte de fées, pétri de clichés : Jiselle, 32 ans, hôtesse de l’air, célibataire et si longtemps demoiselle d’honneur au mariage des autres, rencontre le beau commandant de bord Mark Dorn, « le plus bel homme de la terre ! ». Amour fou dans les plus beaux hôtels autour du monde, ses yeux « couleur de l’herbe au printemps », le plaisir d’avoir supplanté toutes ses rivales.Mais.

Christine Marcandier
Littérature
Journaliste à Mediapart

En un monde parfait – celui de Ken et Barbie – cette histoire serait un conte de fées, pétri de clichés : Jiselle, 32 ans, hôtesse de l’air, célibataire et si longtemps demoiselle d’honneur au mariage des autres, rencontre le beau commandant de bord Mark Dorn, « le plus bel homme de la terre ! ». Amour fou dans les plus beaux hôtels autour du monde, ses yeux « couleur de l’herbe au printemps », le plaisir d’avoir supplanté toutes ses rivales.

Mais.

« Cela faisait un mois qu’elle était épouse et belle-mère ». Mark est veuf, père de trois enfants, rarement présent. Jiselle, qui a démissionné à la demande de son époux, découvre l’envers du mariage. Devenir une mère au foyer, voire une « gouvernante » officielle, s’occuper d’enfants qui vous haïssent, surmonter un passé fait de deuil et d’absences, de silences lourds de secrets mal enfouis. Le « mais » qui construit le roman tel que Laura Kasischke le conçoit, exploration des failles, des coulisses du décor. Aller sous les apparences trompeuses, dans la douleur comme la joie trop ostentatoire. Faire de l’adversatif le ressort du romanesque.

Illustration 1
© 

Jiselle est une Emma Bovary de la middle class américaine. Une Emma singulière puisqu’elle ne commence à lire qu’une fois mariée, apprentissage des illusions perdues, abandon de ses rêves de mariage parfait en un monde parfait. Une Eve d’après la chute, dans sa jolie ville de « St. Sophia » qui se proclame « berceau de l’Amérique » dès le panneau rouge, blanc et bleu signalant l’entrée dans la commune, et se révèle ville des limbes, dans sa maison dont la véranda est construite autour d’un cèdre, arbre de la connaissance. Jiselle, créature d’abord perdue dans un monde de l’Apocalypse puisque l’Amérique et le monde sont en pleine crise, pris dans une pandémie (la grippe de Phoenix) qui décime peu à peu la population, la contraint à la survie, entre restrictions, maladies, croyances et délires collectifs, apprend à se construire un destin et comprend soudain le sens paradoxal des échecs :

« Sam [le jeune fils de Mark] initia Jiselle aux échecs.

Après avoir mis des jours à apprendre et mémoriser les fondamentaux, elle découvrit qu’elle était le type de joueur capable de faire un beau coup déclenchant un enchaînement allant à l’encontre du but recherché, incapable qu’elle était de calculer plus d’un coup à l’avance. Sam se montrait patient et son élève tirait la leçon de ses erreurs. […]

Jiselle, de son côté, avait peine à croire qu’après toute une vie de perplexité face au mystère de l’échiquier (tous ses précédents amants, de même que son père, pratiquaient ce jeu et aucun d’entre eux n’avait jamais proposé de le lui enseigner) elle comprenait à présent ce qui s’y jouait. Pour la première fois, elle comprenait le sens d’échec et mat et ce que cela signifiait d’être un simple pion ».

Roman de la guerre extérieure comme intérieure, de l’apocalypse comme fin et renaissance, En un monde parfait est une remarquable étude de femme, un récit tout autant intime que social et politique, la lente et implacable déconstruction des illusions pour aller vers une vérité fascinante sur soi et les autres, de l’Eden (le « couple parfait », la lune de miel à l’hôtel Paradisio, la maison comme « construite autour de ses rêves à la manière d’une coquille ») à l’Enfer de la pandémie, de la survie et de la reconstruction. Maniant en virtuose ironie et détachement, cruauté et indifférence, Laura Kakischke compose un roman envoûtant, troublant, passionnant, « parfait ».

Laura Kasischke, En un monde parfait, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Eric Chédaille, Christian Bourgois, 332 p., 20 €

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