
Rendre compte pour le « grand public » d’un ouvrage plutôt destiné à la « communauté scientifique » exige une petite explication : malgré un nombre conséquent de références bibliographiques en bas de page, l’auteur a su énoncer clairement ce qui est complexe et mettre à la disposition d’un large public un sujet qui fait encore résonnance dans nos sociétés sécularisées...
Les auteurs grecs anciens, à commencer par Hérodote, ont considérablement influencé notre regard au point que l’on a pu se penser comme étant les « purs » descendants par la rationalité de ces mêmes grecs et jeter comme eux un regard d’opprobre sur les mœurs des Égyptiens, des Perses, etc. C’est pourquoi l’on déduisit avec trop d’aisance que ces mêmes Égyptiens partageaient avec les Juifs de l’Antiquité le rite de la circoncision et l’interdit alimentaire du porc. De l’extérieur, certes, mais lorsque l’on regarde plus attentivement, tout un monde de nuances et de différences apparaît.
Dans son ouvrage, Youri Volokhine, égyptologue et professeur d’histoire des religions à l’Université de Genève, tord le cou à nombre d’idées reçues sur le second sujet – les interdits alimentaires –, ce qui nous permet, d’une part, de mettre en perspective la notion de tabou alimentaire, dans les cultures et les religions, d’autre part, de mieux penser l’intolérance et la xénophobie. Tout d’abord, le porc n’était pas interdit de consommation dans l’Égypte ancienne mais surtout interdit de temple, c’est-à-dire qu’il ne faisait pas l’objet de sacrifices offerts aux dieux. Ensuite, il n’était pas perçu comme un animal répugnant puisque son caractère ambigu tenait au fait qu’il était rattaché, comme nombre d’espèces (âne, chèvre, oryx…), au dieu Seth, meurtrier d’Osiris, et, à ce titre, coupable d’avoir blessé l’œil du dieu Horus.
En fait, comme l’énonce l’auteur en conclusion, « si l’on cherche un interdit alimentaire véritable en Égypte ancienne, ce n’est pas vers le cochon qu’il faut se tourner, ni même vers les poissons [car ils sont parfois aussi interdits], mais, curieusement, vers un autre membre du cheptel familier : le mouton. Et c’est probablement un autre livre qu’il faudrait écrire, pour réaliser à quel point, autour des ovins, se met en place un véritable système d’interdits (le plus souvent implicite), qui dans les faits n’existe nullement pour les suidés. En effet, on ne mange pas de la chair du mouton ; dans les campagnes, on ne l’utilise pas à autre chose qu’au foulage du sol ou du grain ; on se défend de porter sa laine. Ces interdits de précaution (et non pas de détestation) concernant l’animal sont d’ailleurs sûrement à relier au fait que le mâle, le bélier, est particulièrement valorisé par le système religieux (…) sous forme de « dieux béliers » (Khnoum, Banebded, Amon, Hérychef, etc.), associés à un cheptel sacré ou à des animaux intronisés représentant le dieu… ».
Mais l’on pourrait poursuivre la citation de l’auteur au sujet des traits culturels alimentaires générant de la xénophobie. Si les Judéens [ou Juifs] d’Éléphantine ont vu leur temple détruit par des Égyptiens, ce n’est sans doute pas à cause de leur singularité culturelle et religieuse mais bien plus à cause de celle de leurs agresseurs. En effet, les sacrifices de moutons prisés par les premiers ont pu choquer les seconds qui révéraient, précisément à cet endroit, le dieu Khnoum à tête de bélier… Ainsi, voir dans cet épisode de la fin du Vème siècle avant J.-C. une « explosion antijuive » comme il y en aura tant relève de la simplification des faits et d’une vue orientée et fataliste de l’histoire de l’antisémitisme. D’ailleurs, comme l’écrit l’auteur, «maximiser les raisons de la crise relève essentiellement de jugements plutôt subjectifs sur la nature de ce qui constituerait dans un groupe humain ce que l’on appelle « identité » (…). [Or] il importe de souligner à présent que rien n’émerge dans la documentation qui nous autorise à penser que le discours égyptien sur le porc soit particulièrement constitutif de ce que l’on aurait pu appeler une « identité »… » (p. 248 et 250).
L’auteur a raison de finir sur des réflexions au sujet de notre actualité car il nous offre ainsi quelques lumières sur l’intolérance actuelle : « L’affaire est antique, nous l’avons rappelé à plusieurs reprises. Mais on ne peut manquer d’avoir à l’esprit que des débats autour des pratiques alimentaires (et rituelles) agitent actuellement certains pays, mais surtout la France, notamment à propos de nouvelles données offertes à la société par la visibilité plus grande de la religion musulmane (…). Il importe sûrement, avant tout, de se demander qui dans le monde contemporain en parle, de quelle manière, et dans quels buts l’on constitue le halal comme un sujet de société, que l’on soit musulman ou non ».
Bref, si la singularité des Égyptiens a semblé poser problème aux Grecs, la singularité musulmane en pose surtout à ceux qui ont comme référent religieux le christianisme… Plus que l’interdit égyptien/musulman, c’est le regard grec/« chrétien » qui crée le problème : l’interdit alimentaire crée de l’intolérance avant tout chez celui qui ne partage pas cet interdit.
Il faut ajouter que le livre est magnifiquement illustré de nombreuses représentations iconographiques de l’Égypte pharaonique et l’auteur a pu insérer dans son texte l’écriture hiéroglyphique ce qui en agrémente la lecture.
[Conférence de Youri Volokhine sur le sujet, à l’occasion d’un colloque au Collège de France, résumant admirablement le livre : La question de l’« interdit » du porc en Égypte ancienne.]
Youri Volokhine, Le porc en Égypte ancienne. Mythes et histoire à l’origine des interdits alimentaires, Presses Universitaires de Liège, 2014, 310 pages, 28 euros.