Nul besoin de présenter Les Soprano, série créée sur HBO le 10 janvier 1999 par David Chase et saluée par Vanity Fair comme le meilleur programme TV de tous les temps. La série s’arrête le 10 juin 2007, après six saisons (la dernière en deux parties). Le MoMa a depuis fait l’acquisition de l’intégrale de la série.
Nul besoin non plus de présenter Emmanuel Burdeau, critique, longtemps rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, envoyé spécial de Mediapart à Cannes. En revanche, il est nécessaire de s’attarder sur La Passion de Tony Soprano par Emmanuel Burdeau, chez Capricci, premier volume d’une nouvelle collection « actualité critique », un livre noir et rouge, aux couleurs de la série.

La Passion de Tony Soprano est d’abord un essai, une réflexion sur la série en tant que genre, ses effets d’échos, de « rimes », son travail sur l’addiction (la dépendance du spectateur, mise en abyme dans la fiction, d’autant plus efficace qu’elle est d’abord celle des personnages principaux). Sur la série comme genre dans son lien complexe, paradoxal, aujourd’hui décomplexé à son grand aîné, le cinéma. Sur la série comme écriture et réécriture, création, phénomène.
Mais La Passion est aussi un commentaire des épisodes de cette série, de ses scènes climatériques comme du travail en amont de son créateur David Chase, des scénaristes – le premier épisode de la saison 3 a connu 27 versions –, des coulisses de ce que nous, spectateurs passionnés, avons vu pendant 86 fois 50 minutes, comptant là ceux qui n’auraient regardé qu’une fois l’intégrale. En existe-t-il seulement ?
Emmanuel Burdeau expose et explicite en quoi Les Soprano est la série du paradoxe : dans son ancrage suburbian, le New Jersey et non le New York (trop) attendu, dans sa manière d’apparier l’univers codé et viril de la Mafia aux séances de psychanalyse de Tony Soprano, et de trouver dans cette alliance improbable et pourtant si convaincante un renouvellement de la représentation de la Mafia. Non pas seulement le monde de la violence, des règlements de compte ou des bains de sang, mais celui d’un « reportage au pays du banal », vous, nous. Le spectateur s’identifie et s’éloigne parfois des personnages, ne peut demeurer dans une réception passive. Plus encore, les personnages eux-mêmes s’identifient à leurs aînés de fiction, se mirent et se comparent.
« La Mafia n’est pas le sujet, mais la fiction des Soprano. Elle appartient absolument au registre du possible. Du chimérique au certain, du cauchemar d’une criminalité souveraine au plein jour du commun, elle parcourt l’ensemble du spectre tel un miroitement. Et ses déplacements produisent autant de visibilités politiques ».
Les Soprano n’est pas une série à un paradoxe près : savante et populaire (d’autant plus savante qu’elle devient populaire, comme le souligne Emmanuel Burdeau), intime et politique, elle renouvelle la représentation de son motif central (la Mafia qui n’est ni « le commencement ni la cause de rien ; elle n’est jamais qu’effet, réaction, riposte ») comme les codes de la série : « Les Soprano échappent aux identifications ».

Le travail d’Emmanuel Burdeau s’attache aux détails qui n’en sont pas : la manière dont Tony Soprano respire et transpire, « la soufflerie de son moteur accompagne les épisodes à la manière d’un marmonnement ou d’une réprobation, d’une voix off dans le cinéma d’autrefois », l’audace du dernier épisode de la série (débattue sur des centaines de forums en ligne), la bande son de la série, la manière dont elle épouse l’actualité (le 11 septembre, les guerres d’Afghanistan et d’Irak), l’évolution de Carmela, la femme de Tony, ou l’irruption de Steve Buscemi dans la cinquième saison. Il décrypte saisons, scènes, personnages, principaux comme en apparence secondaires, spectres, pulsions, références, sous-entendus.

L’ensemble se lit avec la même passion que celle qui nous faisait attendre chaque épisode de la série. Un superbe « tableau de Chase » pour reprendre le mot d’Emmanuel Burdeau. Nul doute qu’à la lecture de cette Passion – communicative – chacun n’aura qu’une envie : voir ou revoir Les Soprano. Indéniablement le plus bel hommage qu’il soit possible de rendre à cette œuvre.
Emmanuel Burdeau, La Passion de Tony Soprano, Capricci, « Actualité critique », 104 p., 7 € 55.