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Billet de blog 20 février 2013

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J'ai confiance en toi, fiction, vraiment ?

Parce que la fiction dit autrement ce que les informations révèlent. Que ce roman italien, J'ai confiance en toi, traduit en français en 2010, peut (doit?) être relu en écho à l'actualité : l'alimentation, le fric qui prime sur toute considération de santé publique et de transparence ou traçabilité. Imaginez un roman noir, très noir, sous le soleil éclatant de Cagliari. Qui croise malbouffe, malversations financières et mal de vivre. Qui vous donne la nausée parce qu’il vous touche jusque dans votre assiette.

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Illustration 1

Parce que la fiction dit autrement ce que les informations révèlent. Que ce roman italien, J'ai confiance en toi, traduit en français en 2010, peut (doit?) être relu en écho à l'actualité : l'alimentation, le fric qui prime sur toute considération de santé publique et de transparence ou traçabilité. Imaginez un roman noir, très noir, sous le soleil éclatant de Cagliari. Qui croise malbouffe, malversations financières et mal de vivre. Qui vous donne la nausée parce qu’il vous touche jusque dans votre assiette.

Illustration 2

Aux ingrédients traditionnels du roman noir (action, métaphores et personnages types) ajouter de la mozzarella frelatée, des œufs « pourris, cassés, infestés de parasites » et transformés en « une bouillie conditionnée dans de commodes petits bidons de cinq litres, prêts à être versés dans les pétrisseuses de confiseries industrielles », du blé dur « pollué d’ochratoxine », de vrais/faux produits italiens fabriqués à Hong-Kong.

Dont les poulets, au cœur du roman, qu’il s’agisse de volaille contaminée au campylobacter ou des flics qui pistent Gigi, pas vraiment amoroso.

Lire Je te fais confiance pour la liste complète des courses.

Gigi Vianello, entrepreneur aux yeux vairons, sosie de David Bowie, est le propriétaire d’un restaurant gastronomique à Cagliari. Mais ce n’est qu’une façade, destinée à cacher un lourd passé de dealer d’ecstasy en Vénétie (qui finira bien par le rattraper) et ses énormes profits dans le trafic international d’aliments avariés destinés aux magasins discount et aux restaurants locaux.

« J’avais besoin d’un restaurant.

D’abord parce que je voulais un endroit sûr où manger. A force de trafiquer des saloperies, j’étais devenu un parano de la bouffe. Et puis, parce que j’avais besoin d’une couverture, d’une double couverture même ».

Quand la mafia russe croise les malfrats italiens, la chute menace. L’enjeu est simple pour Gigi : comment garder son « monde parfait », qui repose sur un équilibre délicat entre l’apparence d’un « fanatique de la qualité » (avec son resto chic) et la réalité de son commerce de « merde » et « hyper merde » ? puisque « depuis longtemps la qualité du frelatage » se mesure en ces termes… L’important étant de ne pas tuer les consommateurs, « au maximum une intoxication avec diarrhée », « la leçon du vin au méthanol de mars 1986, 19 morts et 15 personnes condamnées à la cécité, avait été cruciale ».

Revenons aux poulets, illustration parfaite du propos :

« La tempête de la grippe aviaire était passée et les beaux jours étaient revenus. Avec le poulet, on se faisait pas mal de pognon. Les gens avaient pris peur avec cette histoire de morts en Chine et au Viêtnam, mais tout ça, c’était que du pipeau pour engraisser une multinationale productrice du médicament qui devait sauver le monde de la pandémie. Et puis, une fois leurs stocks épuisés, la nouvelle avait disparu des journaux. Quoi qu’il en soit, personnellement je ne mangeais plus de poulet depuis des années, depuis que j’avais découvert que tout un tas d’éleveurs bourraient leurs bestioles de chloramphénicol de production chinoise, un antibiotique qui protège le poulailler de toute maladie, mais qui est tout bonnement cancérigène pour l’homme.

Rocco me fournissait du poulet hollandais. Prix bas et goût tout à fait décent. Rien de plus.

Les Hollandais achètent du poulet congelé salé en Thaïlande et au Brésil, puis le soumettent au procédé du tumbling pour le faire gonfler. Les animaux décongelés sont enfilés dans de gigantesques machines, genre bétonnières, et tournent jusqu’à ce qu’ils aient pompé assez d’eau.

Je l’ai vu de mes propres yeux. Et c’est pas très beau à voir. Et l’odeur, c’est pas fait pour ouvrir l’appétit. Acre et piquant, on dirait le vomi caillé d’un gamin.

Ensuite les poulets sont recongelés et introduits sur le marché. Rocco achetait en gros des lots à très bas prix, du type de ceux qui avaient eu un problème lors de la production. D’ordinaire, ça arrive pendant le processus de décongélation.

Mais la bonne affaire avec le poulet, c’est les boulettes. Elles coûtent encore moins cher et se revendent à un prix intéressant. Les gosses adorent et les parents pensent que la viande blanche est plus saine que les hamburgers de bœuf. Les déchets que les grandes entreprises doivent officiellement traiter sont introduits dans une gigantesque trémie en acier inoxydable qui les triture et les broie jusqu’à en faire une pâte homogène. Le vrai goût du poulet, c’est la peau qui le donne. Dans les boulettes les plus saines, et légales, il y en a 15%, dans celles que me procurait Rocco beaucoup moins mais avec un beau pourcentage de plastique émulsifiant pour éviter que la pâte ne se désagrège ».

Cynique, manipulateur, Gigi aux « yeux différents » nous révèle les coulisses de notre alimentation, de la production à la consommation, les règles du marché de l’avarié, et plus largement de notre quotidien.

Le récit repose sur une énorme documentation et construit, sur la révélation de marchés véreux, un roman noir qui nous transporte très loin dans les abymes du consumérisme, sous des allures de comédie italienne.

Seule comptent l’apparence, les étiquettes, dans un monde où la « musique brésilienne est jouée par un orchestre roumain », où l’on trouve des petits pois dans le café, où l’échelle des valeurs est celle de la télé réalité, où la saveur des aliments se mesure aux additifs chimiques... Bon appétit, bien sûr !

jovanotti-mi fido di te © kalipso182

Mi fido di te, titre de ce roman italien et noir, est aussi celui d’une chanson de Jovanotti. Sous la chansonnette, ou la bande son sans cesse reportée d’un film avorté, les deux auteurs creusent les apparences, refusent les faux-semblants et dévoilent la réalité crue de nos existences. Tout y passe : de la nourriture à la politique, des relations amoureuses à l’entreprise, tout est gouverné par un mot d’ordre, le marché. Avec le profit en ligne de mire, un veau d’or sous hormones.

Après lecture de J’ai confiance en toi, roman qui, osons le dire, se ... dévore, nul doute que vous regarderez votre assiette d’un autre œil. Et fredonnerez, avec Gigi, les paroles de Criminal World de David Bowie :

David Bowie - Criminal World © Pink0Pop

Fiction, vraiment ?

Massimo Carlotto, Francesco Abate, J’ai confiance en toi, traduit de l’italien par Laurent Lombard, Editions Métailié, « Suites », Noir, n° 159, 196 p., 10 € 90

(Article précédemment publié dans le Bookclub le 18 juin 2010)

Illustration 5