Trois figures majeures de la gauche intellectuelle internationale étaient donc réunies, le 19 mars, à la Sorbonne, pour « refaire la gauche ». Devant un amphithéâtre Descartes archi-bondé, Didier Eribon, Achille Mbembe et Judith Butler insistèrent sur la nécessité où nous étions placés aujourd'hui plus que jamais de renouveler la pensée de gauche et la pensée critique. Pour la mettre en rapport avec le présent, avec l’actualité, c’est-à-dire avec les nouveaux « processus de subjectivation » selon Didier Eribon, les nouvelles « formes de vie » selon Achille Mbembe, les nouveaux « mécanismes de minorisation » selon Judith Butler, qui se produisent dans le monde contemporain : la démocratie, la nation, la globalisation, les guerres, les minorités sexuelles et religieuses, le post-colonialisme, furent donc au centre des débats.
Il y fut avant tout question de résistance.
Comment, pour Didier Eribon, résister à la dépolitisation et à la dépossession qu’engendre le fonctionnement de la démocratie représentative, pour faire entendre les voix présentes et faire advenir les "voix absentes", que l’individualisation électorale et la concurrence entre les partis occultent, entravent et répriment ? Bref, comment produire une critique démocratique de la démocratie, et une politique de l’émancipation qui échapperait aux structures institutionnelles qui empêchent le surgissement de mouvements collectifs, imprévisibles, qui politisent nos existences ?
Comment, pour Achille Mbembe, résister à la précarisation des existences et à la fabrication de « formes de vie » invivables qu’engendrent, dans le monde contemporain, les dynamiques néolibérales et postcoloniales ? Comment sortir des « ruines » sans retomber dans le messianisme révolutionnaire et le communisme autoritaire ?
Comment, pour Judith Butler, résister à la manière dont le pouvoir d’Etat et les guerres contemporaines façonnent des cadres de pensée qui conduisent à opposer les minorités les unes aux autres (les minorités sexuelles aux minorités religieuses notamment) ? Et comment concevoir à l’inverse une nouvelle politique des minorités et du droit capable de faire advenir des coalitions transversales et qui feraient tenir ensemble, de manière toujours partielles, les individus précarisés, rassemblés, par-delà leurs appartenances et leurs « identités », par une résistance commune aux coercitions d’Etat.
Tous les trois répondirent ensuite aux nombreuses questions de la salle et notamment aux interventions qui s’étonnaient de la manière dont ils semblaient oublier Marx et le marxisme. Eribon, Mbembe et Butler, soulignèrent à tour de rôle, qu’il ne s’agissait pas d’oublier Marx, mais de le faire vivre en oubliant le marxisme comme doctrine. Car, comme le fit remarquer Judith Butler en conclusion, Marx nous a toujours invités à penser le présent, et donc à actualiser la pensée, quand le présent change.
Dans la cour de la Sorbonne, à la sortie, nombreux étaient ceux qui, après avoir chaleureusement applaudi les orateurs, se disaient heureux et émus d’avoir assisté à cet événement, en regrettant toutefois que cela n’ait pas lieu plus souvent.