Été 2006, un couple part en lune de miel en Sicile. Luca, « parano-hypocondriaque » selon les termes de sa femme, Benedetta, « réaliste » selon sa propre définition, a quarante ans, il est obsédé par les informations, les journaux : il est « le super plus grand lecteur de journaux de toute l’histoire du genre humain ». Un « maniaque de la presse qui lit chaque jour les mêmes infos dans une quantité hallucinante de quotidiens et d’hebdomadaires ». Tant que cela ne parle pas de foot. Pas de chance, la squadra azzura fait un parcours sans faute en coupe du monde…
Quant à Benedetta, 31 ans, elle ne pense qu’à une chose, « en Sicile on fera un bébé ».
Le couple veut croire au « Grand Amour de Notre Vie », « avec des majuscules partout »… Il faut dire qu’ils se connaissent depuis six mois, sont mariés depuis quelques jours, des chiffres exceptionnels aujourd’hui, Benedetta s’empresse de le rappeler :
« Six mois. Je ne sais pas si tu te rends compte : la moitié d’une année. C’est géant, quoi. T’en connais, toi, des couples qui tiennent depuis aussi longtemps ? ».

La Sicile, son soleil, ses pâtes aux oursins, ses plages de rêve, une vie à deux qui commence. Tout pourrait aller pour le mieux, on est face à une carte postale un peu kitsch, de celles que l’on envoie aux amis et à la famille pour attester d’un bonheur sans faille. Mais cette cartolina, comme sur la couverture du roman, serait signée Massimo Vitali, le photographe des loisirs italiens qui mène depuis les années 90 un inventaire des comportements humains dans les espaces publics du divertissement. Un « paysage avec personnages », qui force l’œil à se concentrer sur des détails, à aller au-delà de l’apparent sea sex and sun… Même procédé chez Culicchia : son roman commence au-dessus de la Méditerranée, dans un avion, entre Rome et Palerme, vision surplombante. Mais très vite, « nous amorçons la descente ».
Les détails se précisent : le couple réunit deux monomaniaques. Benedetta et sa volonté d’être enceinte, Luca et sa peur des grandes catastrophes environnementales, ses tocs (vérifier s’il ne perd pas de cheveux sur la nuque), son obsession du complot. La Sicile apparaît peu à peu comme le lieu du dévoilement de soi, même des parts les plus intimes, les plus volontairement cachées de l’être : Luca y a passé son enfance, les souvenirs remontent, comme les larmes. Il est un secret, dans ces terres, que le roman viendra dévoiler. Les deux jeunes mariés s’opposent terme à terme : leur âge, leurs préoccupations, leurs envies, leur langage, tout les différencie. Jusqu’au fossé au creux de l’été, le passé qui s’impose, entre deux plats de pâtes aux oursins, deux tests d’ovulation ou de grossesse. Sous la forme de deux êtres surgis d’une jeunesse volontairement passée sous silence, le colonel Rallo et Katja, la première petite amie de Luca, qui a maintenant une fille de 20 ans, Andrea, le sex appeal incarné.
Giuseppe Culicchia met en scène l’Italie contemporaine, dévoile la perte des repères dans un pays qui s’unifie principalement derrière son équipe de football et ses scandales : « S’ils continuent de gagner, en Allemagne, tu vas voir que dans quelques semaines tous ces voyous vont rentrer en Italie avec la Coupe, j’explique à Benedetta. Alors il y aura une belle amnistie, et pour finir, ni vu ni connu je t’embrouille, comme toujours en Italie. Regarde comme ils ont fait vite pour oublier Tangentopoli ».
Tangente, les pots de vin, les Opérations mains propres, les amnisties, Berlusconi qui conteste les votes, les ordures qui envahissent Naples, les sonneries de portables qui couvrent le ressac de la mer sur la plage, le Calciopoli, Vallettopoli, Savoiopoli, Segretopoli, Furbettopoli... Et Berlusconi. Même si « le problème, ça n’est pas Berlusconi. Le problème, c’est qu’il représente mieux que n’importe quel autre la majorité des Italiens. La-ma-jo-ri-té-des-Italiens. Je ne sais pas si tu te rends compte » !

Les repères se perdent, c’est le règne de l’apparence, du tape à l’œil, d’un présent de carte postale. Quand les jeunes mariés croisent un paysan, Luca se demande s’il est authentique ou s’ils sont « tombé sur le tournage de la nouvelle pub de Dolce & Gabbana ». Les boîtes d’accompagnement pour les pâtes aux oursins vendues chez le meilleur traiteur de Marsala viennent d’Espagne ou du Portugal. Pour le reste, comme le dirait Benedetta, c’est « trop », c’est « genre », son discours joue d’intensifs en toc pour mieux masquer le vide.
Un été à la mer est le roman du désenchantement, de la vacuité, de la perte des repères. Tout semble tourner rond, pourtant, mais c’est l’enfer des cercles vicieux, de la répétition infernale de l’identique. La lecture du journal qui ressasse les mêmes infos, les coups d’œil de biais répétés pour vérifier que la calvitie n’avance pas, baiser avec la fille de son « vieux béguin », 20 ans après, pour effacer illusoirement la fuite du temps, les coups de fil de la mère à laquelle Luca répond invariablement :
« Allô… bonjour maman… oui, tout va bien, je te remercie… non, il n’était pas éteint… il ne devait pas y avoir de signal… d’accord… entendu… bien sûr… pas de problème… oui, ne t’inquiète pas… d’accord… je lui transmettrai… au revoir. »
« Tout va bien » et les failles se logent dans les points de suspension. Luca ne « transmet » jamais rien. Comment aimer quand le passé ressurgi, quand une fille de 20 ans se jette à votre cou (plus bas, en fait), quand votre femme – depuis six mois, une éternité au rythme auquel va le monde – ne pense plus que reproduction et transforme votre sexe en « appareil génital » ? Quand le voyage de noces se transforme en parcours du combattant du sexe, débridé avec Andrea, contraint avec Benedetta et que Luca n’arrive plus à venir avec elle en Sicile ? Quand vous lisez Effondrement de Jared Diamond sur la plage ?

Cet Été à la mer sera-t-il celui des révélations, d’un passé qui parvient enfin à se dire ? Est-ce la prise de conscience d’une génération qui a un problème avec l’Histoire et le langage ? une génération qui se tait (Luca), bavarde futilement en enfilant les platitudes comme les plats de pâtes aux oursins (Benedetta), sonne (les portables sur les plages), braille (les tifosi) ?
Le roman de Giuseppe Culicchhia travaille la rime de mélancolie avec ironie, son récit est d’un cynisme parfois hilarant, parfois terrible, à l’image d’une société déboussolée, flirtant avec l’absurde. Un roman caustique, une Italie très proche de nous. Un été à la mer est un roman granita di limone, acide sous l’apparence aqueuse.
Giuseppe Culicchia, Un été à la mer, traduit de l’italien par Françoise Brun, Albin Michel, 222 p., 15 €
