Les identités remarquables permettent, en mathématiques, la résolution d’équations du second degré. Elles accélèrent le calcul littéral, à la recherche d’un nombre x dont on ignore la valeur. Selon Sébastien Lapaque, les identités remarquables – titre de son dernier roman (Actes Sud) – seraient, en littérature, des personnages à la recherche de ce qui les construit, les (dés)équilibre, de ce qui permet, selon une expression récurrente du roman de « se survivre à soi-même ».
Chronique d’une mort annoncée, le roman de Sébastien Lapaque aurait pu emprunter son titre au film d’Ettore Scola, Une journée particulière (Una giornata particolare). Celle du mardi 17 mai 2005 : « Tu vas mourir, aujourd’hui, et tu ne le sais pas encore ».

L’incipit est un coup de poing, annoncé par une épigraphe en diptyque, sous le double signe de Bossuet et de Trust, memento mori paradoxal empruntant à deux genres que tout oppose en apparence (l’éloquence religieuse, la chanson), réunis par une même pratique de l’oralité et du rappel d’une fin nécessaire.
« Tu » vas mourir et le roman égrène la dernière journée de ce personnage, un temps suspendu, irrévocable, tendu par un secret, familial, intime, peu à peu dévoilé. La victime inconsciente et légère, professeur d’anglais dans une ville de la côte atlantique, est tutoyée par l’auteur pour mieux montrer au lecteur combien cet enfant du siècle est un peu à son image. Il fait l’amour, pour la dernière fois sans le savoir, avec Caroline, croise son meilleur ami, Laroque, espère séduire sa jeune banquière, fait de cette dernière journée un tissu de gestes banals et de phrases sans conséquences, du moins le croit-il, perdus dans les échos du monde comme il va mal, dans le poste. Héros et victime, « héritier », ce jeune homme, 32 ans, se trouve de fait pris dans une terrible vengeance, désigné coupable par un frère, Olivier, et une sœur, Mademoiselle Mystère, ayant juré de laver leur famille d’un mystérieux affront, « le grand malheur qui leur a troué l’âme ».
On ne peut révoquer son passé, il fait notre avenir, nous construit un destin : « Cela fait un peu plus de deux cents jours que (Mademoiselle Mystère) a retrouvé ta trace. Dans la petite valise où elle range son ordinateur, elle a classé tous les documents te concernant : lettres, titres de propriété, relevés bancaires. Et les photographies qu’elle cherchait depuis si longtemps.
Dans sa quête, elle a été maniaque. Aujourd’hui, rien ne lui manque. Deux semaines plus tôt, elle a quitté la Somme, où elle élève des chevaux avec son frère, pour vérifier qu’on ne l’a pas trompée : tu vis bien dans le Sud, sous ton nom véritable. Assez sûr de toi, puisque tu es inscrit sous ce patronyme dans l’annuaire, avec ton prénom. Lorsqu’elle a découvert ce détail, Mademoiselle Mystère s’est sentie mourir de rage. Voilà bien l’arrogance des vôtres, votre assurance, votre bonne conscience ».
Sébastien Lapaque construit les deux histoires en parallèle et en miroir, juxtaposant les chapitres où il déploie la dernière journée de ce « tu » qui jamais n’atteindra son âge d’homme et ceux où il creuse une histoire familiale faite de ressentiments, de haines et de passions, construisant ainsi un roman allègre, jouant de tensions, d’oxymores si absolues qu’elles se recoupent et se chevauchent. « Il existait, dissimulée derrière les mots des uns et des autres, cachée dans leurs silences, une vérité dont tu avais seulement senti l’existence ».
Compte à rebours inexorable, dernier jour d’un condamné, crise identitaire et roman policier revisité, Les Identités remarquables est aussi le portrait d’une époque à la recherche de repères, de liens entre le passé et le présent, à la recherche de son histoire, de son âme… Une méditation sur le temps, servie par le style de Sébastien Lapaque, entre classicisme et ironie moderne. Jouant de mises en abyme jubilatoires – Mademoiselle Mystère dit écrire une tragédie, Laroque adore broder sur l’intrigue de romans qu’il ne composera jamais –, des ruptures de ton propre à l’ironie baroque de l’histoire, Les Identités remarquables se donne comme une vanité, le tableau léger, parfois trop léger, d’une vie qui n’est qu’en apparence devant soi, d’un « temps qui passe et ne revient pas ».
Notre époque n’a-t-elle de remarquable que de nous voir mourir « sans avoir vécu » ?
Sébastien Lapaque, Les Identités remarquables, Actes Sud, 175 p. 18 €