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Christine Marcandier

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Billet de blog 20 décembre 2008

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Littérature

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Le Voyage dans le passé (Stefan Zweig)

Sehnsucht. Ce mot qui ne se prête qu’imparfaitement à la traduction est sans doute un des plus beaux de la langue allemande. Il dit la nostalgie, l’amertume, un sentiment d’exil à soi et aux autres, une attirance irrésistible vers un ailleurs temporel.

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Il est l’essence du Voyage dans le passé, die Reise in die Vergangenheit, nouvelle de Stefan Zweig que les éditions Grasset publient pour la première fois dans sa traduction française.

L’histoire de ce texte est déjà un roman : il fut un fragment dans un recueil collectif, intitulé Widerstand der Wirklichkeit (Résistance de la réalité, 1929), on en retrouva bien plus tard une version achevée, à laquelle Zweig avait même donné un titre, publiée chez Fischer Verlag en 1987, aujourd’hui traduite et publiée en France. Un « à la recherche du temps perdu », en quelque sorte, mimétique de l’histoire narrée par Zweig. Louis, jeune homme pauvre mais animé d’une « volonté fanatique », parvient, après des études brillantes à travailler pour le conseiller G., « directeur de la grande usine de Francfort ». Il devient son secrétaire particulier et s’installe même chez lui pour être à la disposition de l’homme vieillissant. Les sentiments de Louis sont mitigés : il est heureux de réussir, flatté de la confiance qui lui est accordée mais se sent déplacé dans cette maison bourgeoise et luxueuse, « larbin, valet, pique-assiette, meuble humain, qu’on vend et qu’on prête, comme dérobé à lui-même ». Mais comme l’écrivait Zweig dans Clarissa, « les hommes sont surtout fascinés par ce qui est le plus éloigné d’eux ». Et Louis rencontre la femme du conseiller G., « l’Inaccessible ». Désirée, rêvée, elle en perd presque toute identité et ne sera jamais nommée dans la nouvelle. Louis finit par prendre conscience de son amour pour cette femme, un amour passionné, sensuel et pourtant transcendé, « elle irradiait depuis une autre sphère où le désir n’était pas de mise, pure et immaculée, et même le plus passionné de ses rêves n’avait pas la hardiesse de la dévêtir ». Tout fait écran pour que cet amour ne puisse se consommer, la différence sociale, les convenances, les interdits.

« Elle lui semblait si lointaine, trop haute, trop distante, cette femme radieuse, ceinte d’un halo d’étoiles, cuirassée de richesses, de tout ce qu’il avait expérimenté de la féminité jusqu’ici ».

Le conseiller envoie Louis diriger ses intérêts au Mexique. Les deux amants seront séparés neuf ans, en n’ayant échangé qu’un baiser passionné, « infini ». Neuf ans. Louis compte les jours qui le séparent de son retour (« car il ne comptait pas, comme les autres hommes, depuis la naissance du Christ, à partir d’un commencement, mais toujours uniquement dans la perspective d’une heure précise, l’heure du retour »). Louis se noie dans le travail, dans les lettres à l’aimée. Et alors qu’il s’apprête à rentrer en Allemagne, l’Histoire se dresse entre les amants, la guerre éclate, « un rideau de fer entre les deux continents s’était abaissé, tranchant, pour un temps incalculable ». Louis finit par se lasser de « cette discussion absurde avec une ombre », se marie, a deux enfants et se rend enfin en Allemagne, neuf ans après, et la retrouve. Pourront-ils renouer avec leur passé ?

Le récit de Zweig est, on l’aura compris, celui d’une passion impossible, contrariée par l’histoire, les convenances sociales, les interdits que se fixent aussi bien Louis que cette femme qui se promet et se refuse, « fermée et ouverte à la fois ». C’est surtout, bien au-delà d’une intrigue somme toute extrêmement conventionnelle, une brillante exploration de la confusion des sentiments. Louis est un personnage constamment déplacé, troublé, soumis à des arrachements, des éloignements, des exils aussi bien géographiques qu’intérieurs. Pauvre parmi les riches, puis Allemand au Mexique, marié mais passionnément épris d’une autre femme dont il a été séparé, il croit avoir réussi, avoir oublié, mais dès qu’il retrouve « l’Inaccessible », il se surprend à marcher de nouveau comme le jeune homme qu’il était, honteux, angoissé, pauvre. Il revoit la chambre qu’il occupait dans la maison du conseiller G., se sent entre deux mondes, incertain :

« J’ai vécu dans cette maison, ne put-il s’empêcher de penser, quelque chose de moi y est resté, quelque chose de ces années est encore là, je ne suis pas encore complètement là-bas, pas encore complètement dans mon monde ».

Louis est un personnage qui ne parvient pas à trouver sa place et Zweig excelle dans la peinture de ces tourments, de ces errances. La structure même du récit mime ces atermoiements, ces mouvements de replis et d’avancées, ces méandres du sentiment : le texte débute au moment des retrouvailles des amants, après neuf ans de séparation, se poursuit par une plongée dans les souvenirs de Louis, revient au présent, repart. Il se construit dans une tension extrême, une exacerbation des désirs – celui de Louis ; celui du lecteur qui brûle de savoir -, se bâtit sur des silences, des non-dits, des apories. Zweig déploie l’ineffable, ne cesse de creuser la question du dire : comment traduire sa passion par des mots, l’exprimer dans des lettres, retrouver la flamme après des années d’absence ? Comment dire des sentiments mouvants, complexes, contrariés ? La passion impossible de Louis et de cette femme est aussi celle du langage, impuissant à dépasser les frontières et les conventions. Lorsque Louis lui écrit, c’est dans « un monologue avec lui-même », quand il la retrouve, ce sont ses mots qu’il ne trouve pas ou qui le trahissent.

Seuls le rêve, le dialogue avec son portrait, l’échange autour de livres, de poèmes, permettent à Louis de s’unir à cette femme. Tout le reste est tension du désir, idéalisation, fantasme. « Quelque chose irritait leurs nerfs, la conversation ne cessait de buter sur cette chose invisible, qui les accompagnait au fil des pièces, au fil des mots et qui, à présent, commençait avec une violence croissante, à les empêcher de respirer ». Jusqu’aux virgules qui asphyxient le rythme de la phrase.

Louis et la femme aimée sont comme leurs deux ombres projetées alors qu’ils se promènent, « elles s’allongeaient, comme aspirées l’une vers l’autre, deux corps formant une même silhouette, se détachaient encore, pour s’éteindre à nouveau ».

La distance, celle du désir impossible, puis celle du passé et des souvenirs, se traduit partout dans le texte : mots composés, verbes réfléchis, répétitions de termes venant dire la volonté tragique – car impossible – de fusion. « L’Insaisissable » finit par devenir « insaisissable », le temps fait son œuvre, magnifiant les souvenirs, le passé condamnant le présent.

Le Voyage dans le passé est un texte des frontières, le récit d’une quête identitaire, d’un exil permanent. Tout y dit la Sehnsucht, - Zweig emploie le terme p. 172 -, comme les deux vers de Verlaine, extraits du Colloque sentimental, que cite Louis, se souvenant de son aimée qui les prononçait. Il les cite en les transformant légèrement, « Dans le vieux parc solitaire et glacé / Deux spectres cherchent le passé ». N’en déplaise au traducteur et à sa note de bas de page, il ne s’agit pas d’une « probable confusion de Stefan Zweig » mais d’une manière de dire la puissance du langage à traduire le trouble, la distorsion du souvenir, ou comme le dit Louis de la femme aimée, « la silhouette de son rêve ».

Stefan Zweig, Le Voyage dans le passé, traduction de Baptiste Touverey, suivi du texte original allemand (Die Reise in die Vergangenheit), Grasset, 175 p., 11 €.