
Comme dans un roman, il y a toute une histoire : celle d'un homme, Kazehiro, cadre supérieur brusquement privé de son boulot et qui décide de « s'évaporer », de disparaître discrètement dans la nature pour protéger sa femme. Celle de sa fille Yukiko, qui se lance à sa recherche accompagnée de son ex-amant, Richard B., l'américain moustachu, un peu détective privé et beaucoup poète. Celle d'Akainu, le gamin en fuite, égaré dans sa vie d'après la catastrophe et qui préfère ne pas savoir ce qu'il est arrivé à ses parents, par peur que la réalité ne dépasse en désespoir tout ce qu'il imagine. Comme dans un roman, il y a des personnages qui se croisent, s’attachent, s'éloignent, s’entre-tuent, font l'amour. Et puisque c'est un roman japonais, il y a des Japonaises à l'audacieuse beauté toute de noire chevelure japonaise et d'yeux « presque fermés ». Il y a des kimonos fleuris, les clients sifflent du saké debout dans la tachinomiya ou coulés entre les bras des geikoet la mafia des Yakuza, ces tatoués sans pitié, fait le sale boulot du crime. Il y a la modernité, aussi, et les tremblements de terre : « tous les clichés du Japon sont vrais, même ceux qui se contredisent.»
Et puis il y a les villes. Non pas décor de circonstance, cadre artificiel des actions chaotiques des hommes, mais chair vibrante à travers laquelle les vies se réinventent. Thomas B. Reverdy est un écrivain de la ville. Ville vécue, ville rêvée, ville lue dans les poèmes et les grands romans américains, l'urbain aux mille surprises ensemence l'imaginaire de l'auteur. Après avoir situé dans les décombres de Ground Zéro et l'agitation new-yorkaise l'intrigue de son précédent roman, L’Envers du monde (Seuil), Thomas B. Reverdy entraîne cette fois le lecteur du Japantown de San Francisco à Tokyo, Kyoto, Fukushima.
Tokyo, la capitale, moderne fourmilière où se perd Richard, le détective amoureux qui ne sait pas un mot de japonais, et son quartier pauvre : San'ya. Refuge d'Akainu, l'orphelin de Fukushima, dernier abri des sans-abris, lieu où les « évaporés », ces disparus volontaires que la police ne recherche pas, s'acharnent au travail pour se recréer tant bien que mal une identité, San'ya a la râpeuse hospitalité des quartiers de survie où s'entrechoquent la gare, les locations bon marché et le cimetière occupé par les chats, « dieux égyptiens géants promenant leur puissance nonchalante au milieu des ruines d'une cité antédiluvienne.» Le fracas de la gare est l'écho de celui de ces vies fracassées qu'elle protège mal mais qui tentent malgré tout d'aller un peu plus loin : « Derrière Akainu, sur le pont qui soutenait la voie ferrée aérienne, des trains bardés de phares et de clignotants jaunes manœuvraient au ralenti au milieu d'un fracas d'un autre âge : chocs et crissements métalliques, cliquetis démesurés de machineries infernales, un bruit que seuls les gares et les ports de containers peuvent encore produire, effrayant dans le matin calme. »
Kyoto, l'ancienne capitale, est une femme dont les métamorphoses ne peuvent qu'être rêvées par un poète. Ce fut d'abord un arc pierreux entre les bras caressants de la nature : «...un pont arqué sur un canal au lit de pierres à peine plus gros qu'un ruisseau, ondulant au milieu de deux allées d'arbres qui se penchent, allongent démesurément leurs branches du côté de l'eau comme des bras suppliants étirés à quelques dizaines de centimètres de leur but.
Ce sont les cerisiers qui penchent, les saules sur le pont de font que pleurer . »
Puis une rue pavée ou presque, un « chemin qui court », sur lequel les samouraïs laissent des traînées de sang, se développe en ville bourgeoise, et « vous voyez autour de vous les marchands et les artisans de Kyoto s'activer dans la rue, ils ont adoptés la coiffure et le vêtement des samouraïs. Ils boivent le thé dans l'arrière-boutique et prennent soin d'ouvrir la pièce sur une courette qu'on aménage en jardin, avec un arbre et des lanternes de pierre. » Les femmes de ce temps-là sont belles et libres, « disposant de l'argent du foyer ». Rien de nostalgique dans cette évocation, mais le constat que « c'est tout le japon moderne qui n'est qu'un reflet affaibli de l'ancien. »
Fukushima, la modernité dévastée par la vague, contaminée par l'industrie des hommes. « Autrefois, il avait une ville ici. Des gens, une civilisation. Il n'en reste aucune trace. » Aujourd’hui, c'est une succession de tas, des montagnes de matériaux ramassés dans les ruines, « toute une ville en débris, consciencieusement triés, entreposés, monstrueux et inutiles. » La ville qui n'existe plus, des camions la transportent, brisée en monceaux de gravas radioactifs, et la jettent un peu plus loin comme on se débarrasse d'un cadavre encombrant. Au volant des camions de déblai, des hommes qui n'ont plus rien à perdre : un ingénieur de Tepco, membre irradié des équipes d'intervention sur la centrale détruite et Kaze, l'évaporé,trimbalent ensemble les frigos, les jouets mortels et les vêtements moisis des disparus de Fukushima.
Le hasard objectif cher à Breton, ce hasard qui ne laisse rien au hasard, la ville est son lieu de prédilection. D'un quartier l'autre, d'un temple à un restaurant, d'une avenue populeuse aux dédales du métro, les êtres se cherchent à tâtons, se rencontrent par prodige, échangent quelques mots, un regard, avant de se fondre de nouveau dans le flux. Les évaporés de Thomas B. Reverdy fait le récit méandreux et poétique de chemins de vie qui bifurquent au coin d'une rue tokyoïte et se retrouveront peut-être sur les avenues aux lumières crues de San Francisco. Dans la ville comme en amour, « on ne peut pas lutter contre la probabilité qu'un miracle se produise.»

Thomas B. Reverdy, Les Évaporés, Flammarion, 303 p., 19 €
Voir ici l'entretien avec Thomas B. Reverdy à propos des Evaporés