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Christine Marcandier

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Billet de blog 22 janvier 2010

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Littérature

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La scène, Maryline Desbiolles

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Illustration 1

La Scène de Maryline Desbiolles, variations sur des scènes de repas, de la Cène à une table de onze convives dans une trattoria de Ligurie, 11 comme une équipe de football, comme un vers impair de Verlaine, « nombre d’or de la tablée », pas 13, cela porte malheur. Maryline Desbiolles est un écrivain de la digression, du « détail » dans sa signifiance. Elle est l’auteur de La Seiche (1998), et de la seiche à cette scène se lit un écho, une dérivation par assonance, de la préparation du plat aux repas, dans son dernier roman, La Scène.

Tout part du souvenir de la théorie des ensembles, étudiée au collège, qui donne leur titre aux chapitres (Intersections, Unions et inclusions…), de Georg Cantor et la mathématique (au singulier) : « Et comme je renouais devant mon voisin de table avec ces bribes qu’on m’avait autrefois enseignées, il me semblait que je mettais joyeusement à jour un vocabulaire et une grammaire qui accompagnaient une manière de penser, une manière de vouloir à toute force composer des ensembles avec des éléments qui à première vue n’auraient rien eu à faire entre eux, mais qui, mettons, par leurs noms, par la grâce d’une assonance commune à leurs noms, seraient réunis, enserrés dans des accolades rêvées ; je mettais joyeusement à jour le désir forcené de composer des ensembles, de les réunir, de leur trouver des intersections en auscultant leurs propriétés, en les tirant au besoin par les cheveux, désir qui n’est au fond que celui de l’écriture. »

Ces ensembles se déploient en écheveaux de souvenirs, descriptions de tableaux, de photos de famille, mêlant réel et invention, art et quotidien, rendant au repas sa mythologie comme son sens social, familial, artistique et littéraire. Tout part donc de ce souvenir mathématique qui devient règle d’écriture et de la vision d’une tablée en Italie, scène fondatrice, déployée en tableaux, scènes, images et mémoire (in)volontaire. D’ailleurs, comme le rappelle l’auteur, tavola, en italien, désigne la table comme le tableau. Rembrandt, Vallotton, Perugino, Oskar Schlemmer entrent dans le récit, comme les souvenirs d’enfance, d’adolescence, les êtres aimés et perdus et tous ces repas archétypaux : banquets de communion, de mariages, d’enterrement, pique-nique sur la plage.

La Scène se nourrit de tout ce qui entoure la table, ce qui se passe au-dessus ou sous la nappe. Interroge les identités, celles perdues, oubliées de certaines photos de famille, celles imaginées pour les onze convives de la trattoria, tisse un imaginaire dense et riche, à partir d’homonymes et homophones français (la scène/la Cène) ou italiens (tavola), mais aussi par variations sur des termes polysémiques, renvoyant à des domaines différents selon le terme associé : les tables (de multiplication), scènes de repas, de ménage, tableaux, tablées, « ces ensembles de tables, ces ensembles de tablées ».

La Scène se lit comme on rêve, en un transport des sens. Mais ce roman, bref, dense, se donne aussi comme un memento mori, les reliefs des repas sont des natures mortes, rappelant notre finitude, comme cette vision récurrente d’un accident de scooter dont le narrateur a été le témoin, comme ces repas de deuil, comme la Cène, dernier repas du Christ, ou ces corps « coupés en deux » par la nappe, au-dessus, en dessous. Les repas ne sont-ils pas une « grande table du monde », comme on parle d’un grand théâtre du monde ? une « table de multiplication » des possibles, un infini de la mémoire, de l’imaginaire, du roman.Maryline Desbiolles se joue des frontières, les rend poreuses : celle qui pourrait séparer la France de l’Italie, les mathématiques de la littérature, le roman de la poésie, le souvenir du présent, l’art du quotidien, le réel de l’invention. Elle tisse, déploie, travaille les filiations, les « intersections », « unions et inclusions » en un roman sensible et grave, lumineux, magique.

La Scène est un roman retable, qui ouvre ses « volets en grand », images et souvenirs, détails et ensembles, vers l’infini.

Maryline Desbiolles, La Scène, Seuil, Fiction & Cie, 144 p., 15 €