«La vérité, elle répète, la vérité est une mèche lente.»
Elles sont trois. Rousses. Aux rires de hyènes. Trois, comme les Parques, filles de la Nécessité et du Destin, de la destinée humaine, de la naissance à la mort. La narratrice et ses deux sœurs, Irène, l’aînée, Charlie, la plus petite. Des Parques d’aujourd’hui qui maîtrisent bien peu les événements, entre fatalisme et déroute. Les trois sœurs se ressemblent, se désassemblent, se restructurent autour d’un dîner d’anniversaire. Moment de sociabilité obligée, de façade familiale et d’implosion quand un secret de famille jusque-là soigneusement enfoui refait surface, bombe à retardement qui redistribue les cartes et les souvenirs.

Sur cette trame qui pourrait sembler si simple et archaïque – Sophocle apparaît dès l’épigraphe –, Anne Berest signe un premier roman singulier, à la langue absolument fascinante, décomplexée, incroyablement juste. La Fille de son père est le récit des deuils et des absences, des creux, du sentiment d’être transparente aux autres, le roman des complicités perdues, des hasards les plus farfelus, des quêtes identitaires, des filiations.
Le roman s’ouvre sur un enterrement, celui du père. La voix de la narratrice s’impose, explose, ne vous lâchera plus :
« J’avais dit plus jamais les enterrements, c’est fini, je n’y mettrai plus les pieds. J’avais dit ça, oui. Mais les circonstances étant ce qu’elles sont, je me suis sentie obligée, contrainte par une sorte de prescription morale et sans doute, pour être tout à fait honnête, poussée par une curiosité méchante.
J’ai bien failli renoncer, au dernier moment, surtout à cause de la chaleur, c’est épuisant un temps pareil et puis on ne sait pas comment s’habiller. Je ne pouvais décemment pas venir en short à l’inhumation de mon père ».
La vie des trois sœurs a basculé « en quelques jours, entre la fin de l’automne et le début de l’hiver », il y a dix ans. Quand soudain il leur a été révélé que l’une d’elles n’était pas la fille de son père. Entre enquête et tensions, la vérité se fait jour, les failles, l’autre qui demeure inconnu, à la manière de l’ancien bureau de la mère, morte quand la narratrice avait six ans, pièce fermée au milieu de la maison d’Epernay comme centre interdit de toutes les questions. La mère présence / absence de ce roman, sensible et cynique en un mélange envoûtant. Anne Berest appuie là où cela fait mal et en sourit, elle joue de ce que les mots révèlent et cachent. Les mots qui donnent une identité ou la refusent.

« Ce matin, j’ai entendu à la radio qu’un enfant sur vingt, en France, serait illégitime.
Un enfant sur vingt. Un enfant sur vingt ne serait pas l’enfant de son père présumé.
Nous sommes une soixantaine dans ce wagon.
Le train possède peut-être douze voitures, ce qui fait un nombre total de six cent cinquante passagers.
Donc dans ce train, plus de trente personnes ne sont pas les enfants de leurs pères.
Trente personnes dans chaque TGV Reims-Paris.
Il y a un TGV toutes les heures, entre six heures du matin et vingt et une heures, soit quinze TGV dans la journée.
Ce qui veut dire que la ligne de TGV Reims-Paris transporte chaque jour quatre cent cinquante enfants illégitimes.
Et quand on pense à tous les trains qui circulent en même temps, partout, dans toute la France ».
Vertiges des chiffres, écrits en toutes lettres. Parce qu’ils sont des mots, enferment tant de souffrances intimes et singulières, et que leur froideur clinique, leur apparente neutralité cache tant de pages, de récits brûlants dans leur accumulation qui en devient burlesque. Mettre des mots singuliers sur ces chiffres trop communs, refuser les fausses ressemblances, trouver des liens, des fils, sa place. Et surtout, ne jamais croire que le passé s’évanouit, peut être tenu à distance par des rituels (le cimetière, le dîner au restaurant). Il est là, flotte, « formant de minuscules particules solides » et fait irruption. Raison pour laquelle, sans doute, ce texte du souvenir est tout entier au présent. Anne Berest signe un roman dont tout lecteur se réjouira qu’il soit premier : une voix à suivre, sans conteste.
Anne Berest, La Fille de son père, Seuil, 163 p., 16 €.