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Christine Marcandier

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Billet de blog 23 janvier 2009

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Aux enfers – Kathryn Davis

L’enfer selon Kathryn Davis ? il est pluriel. Moins mythologique que quotidien.

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Les enfers ce sont les désordres intérieurs, conjugaux, sous des apparences lisses et plates qui dissimulent, de fait, tant bien que mal les angoisses et maux de la bourgeoisie américaine, à l’image d’une maison, personnage central de Aux enfers. Et comme le répète en boucle l’incipit des premiers chapitres du roman : « quelque chose ne tourne pas rond dans cette maison ».

« … Quelque chose ne tourne pas rond dans cette maison.
Il y a toujours quelque chose qui cloche dans cette maison.

Pourtant, à l’extérieur, rien ne paraît »

« Quelque chose ne tourne pas rond dans cette maison.
Depuis toujours, maintenant et à jamais, quelque chose ne tourne pas rond dans cette maison, quoiqu’au premier coup d’œil on ne puisse pas le deviner ».

Voir le réel au-delà du réel et même le surréel au-delà du surréel, là est sans doute le propos de ce roman. Sans doute, car la prose de Kathryn Davis est à ce point subjective que chaque lecteur construit pour une part cette histoire, selon les fils qu’il choisit de nouer, selon les reflets qu’il privilégie. Comme l’écrit l’auteur, en une ironie spéculaire, « pourquoi se soumettre servilement aux faits : il se trouve dans le cerveau des fissures, des tunnels et des trappes (des conduits pleins de toiles d’araignées aussi), des canaux remplis d’eau et des châteaux de corail »…

Le roman alterne les points de vue des personnages, les adopte, les fond jusqu’à perdre complètement le lecteur. Des esprits hantent cette maison, où vit depuis les années 50 une famille bourgeoise et qui a appartenue à Edwina Moss, experte en l’art de « bien tenir une maison », écrivain gastronome ; les objets sont animés et parlent, le temps s’exprime… Aux enfers est un roman de la rumeur, des voix mais comment dire s’il s’agit d’« un tour de ton imagination, anachronisme ou souvenir, fantôme ou création de l’esprit ? »

Sous les apparences, des non-dits, des angoisses, des pulsions viennent miner les fondements. Le roman adopte cette forme même, jusqu’à la destruction – ou du moins sa menace –, en une prose expérimentale, difficile d’accès, qui demande d’épouser une certaine démence formelle, une singularité absolue. « Tôt ou tard la maison aura raison de toi. Elle résistera à tes tentatives de récit car elle est opposée au contenu, elle n’honore que la forme ». Ce programme est aussi un projet d’écriture. Et de lecture.

Des histoires se répondent, diffractées en voix, paroles, flux de conscience. Une maison les réunit. Et sous le discours des convenances, du savoir-vivre, sous l’ordonnancement et les objets bien briqués, existe un autre réel, infernal, labyrinthique que met à jour le roman, en respectant son désordre :

« Tu es consternée, naturellement. Tu as toutes les raisons de l’être, car n’as-tu pas suivi les règles à la lettre ? Tu as débarrassé chaque pièce de toute corruption : le fromage infesté de mites, la viande de mouton constellée de larves de mouches, les draps à l’odeur âcre, les bottes crottées ; tu as lessivé les sols, battu les tapis, accroché un bouquet de rue sur le pas de la porte ; un feu flambe dans la cuisine, et dans le garde-manger un pudding refroidit sur son lit de glace. Et pourtant, lorsque tu t’accordes un moment de repos et que tu regardes par cette fenêtre que tu as nettoyée pas plus tard qu’hier, comment se fait-il que ces vitres ne reflètent pas la perspective radieuse d’une conscience limpide, mais la face traîtresse du monde ? »

Au lecteur de le découvrir, de dénouer les fils, de répondre aux échos, de rassembler les référents littéraires qui hantent ce roman, véritable palimpseste, de lire comme on lie, au prix du renoncement à une certaine logique romanesque, à un certain confort de lecture. La réception de Aux enfers en dépend.

Kathryn Davis, Aux enfers, traduit de l’anglais (USA) par Alice Seelow, Stock, 200 p., 19 €