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Billet de blog 25 mars 2011

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Portrait d'un fumeur de crack en jeune homme

[Rediffusion] Bill Clegg est agent littéraire, il a, comme on le dit communément «tout pour lui», jeune, new-yorkais, talentueux, une vie facile, dans un milieu cultivé, un compagnon cinéaste, Noah. «De loin, ça ressemble à une vie enviable». Bill Cleg a tout, mais.

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Bill Clegg est agent littéraire, il a, comme on le dit communément «tout pour lui», jeune, new-yorkais, talentueux, une vie facile, dans un milieu cultivé, un compagnon cinéaste, Noah. «De loin, ça ressemble à une vie enviable». Bill Cleg a tout, mais.

Dans le pli de l’adversatif, du mais, la drogue «tabou», le crack. Qui vient dire un manque, à soi, au monde, aux autres, le sentiment de ne pas être à sa place. Et trois chapitres de ce Portrait d’un fumeur de crack en jeune homme ont un «où» pour titre : Quelle place (se) trouver ?

Illustration 2

«Ce que j’ai construit dans la vie est en train de se démanteler, serrure après serrure, client après client, dollar après dollar, espoir après espoir».

La drogue, de dérivatif festif, devient besoin. Nécessité. Elle emplit le quotidien, envahit tout, creuse le mal-être en prétendant aider à oublier. Dans le New York post-11 septembre, cette ville qui «ressemble à un dessin animé où un accident cosmique m’aurait propulsé», Bill Clegg devient l’homme qui tombe, «tomber», cette «manière fondamentale d’aller au monde», comme le rappelle la citation de Kittredge en exergue du livre.

«Les vérités sinistres qui me menacent et m’aboient à la figure disparaîtront dans un nuage de fumée.
Il est une heure du matin et une quantité spectaculaire de crack m’attend dans le cendrier, sur la table de chevet. Je n’en ai jamais eu autant pour moi tout seul, et je sais que je fumerai jusqu’à la dernière miette. Je me demande si dans ce tas se trouve la particule qui provoquera une crise cardiaque, un infarctus ou une attaque. Le coup de grâce qui mettra un terme bienvenu à tout ce cirque. Un tambour dans la poitrine, le bout des doigts roussis, j’emplis mes poumons de fumée».

Bill Clegg se confie, sans tabou, sans pathos, sans discours moralisateur. Dit le sentiment d’être un «pantin», une «marionnette», il transmet la paranoïa, la peur panique, l’immersion «en Crackosie». La perte de tout repère, la volonté de s’effacer («je perdrai dans les dix-huit kilos, de sorte qu’à trente-quatre ans, je pèserai moins qu’à douze»).

«Il y a quelque chose dans le crack, en ce qui me concerne tout du moins, qui ravive mes souvenirs au lieu de les effacer».

Illustration 3

La couverture du livre affiche «récit autobiographique» en sous-titre, le «je» est présent dès les premières lignes et la photographie en couverture est bien celle de Bill Clegg enfant. L’écrivain choisit de dire, dans l’urgence, la transparence radicale et clinique, sa saison en enfer, les mois de descente, de spirale de la drogue, et il cherche les racines de cette addiction qui a manqué lui être fatale : une spirale (l’alcool à douze ans, le crystal meth, le cannabis, le crack), la découverte de son attirance pour les hommes, et, surtout, la violence verbale de son père, qui se traduit dans sa peur d’uriner, de laisser aller son corps. Une enfance sous le signe de la douleur et de l’autodestruction, celle d’un «petit garçon qui tous les soirs prie de ne pas se réveiller le lendemain».
Déjà le sentiment et la peur de «manquer», la cuvette des toilettes, manquer d’assurance, de confiance en soi, manquer ce que les autres attendent de lui puis le manque de l’addict : trouver de la drogue, un lieu où fumer. Et Bill Clegg transmet quelque chose du manque et de l’addiction aux lecteurs de ces 250 pages haletantes, urgentes, des lecteurs hypnotisés par sa prose de l’autodestruction et du ressaisissement, sur le fil, sous influence. Une prose qui a quelque chose du rituel et de la collection : de moments, mais aussi de bouteilles de vodka, cailloux de crack, pipes en verre et briquets, amants d’un soir dans des hôtels blêmes. La drogue est tout autant une routine – «La journée se passe et la routine de la veille se répète : sexe, vodka, défonce, livraison de nourriture à laquelle on touche à peine» – qu’une course à la mort, appelée et redoutée tout ensemble. Et Portrait d’un fumeur de crack en jeune homme explore ces paradoxes, ces tensions, en des pages magistrales de douleur et de beauté.

Illustration 4

Car cette chronique n’est pas seulement une confession, c’est un texte littéraire, puissant, radical, proprement stupéfiant, sans mauvais jeu de mots. Il avance par chapitres brefs, paragraphes denses, entrecoupant le récit en «je» de chapitres en «il», imprimant une distance avec le passé pour mieux le saisir, cherchant une unité entre l’adulte et l’enfant, présent et souvenirs. Puisant dans la littérature une forme d’échappée de soi, une autre manière d’être «hors du temps, quelque part où il pouvait s’oublier». Le titre du récit, calqué sur le fameux Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce, fait signe vers le genre de l’autobiographie comme exercice littéraire, conversion de l’intime en fiction, entre confession et abjection, écriture qui mène à la pleine conscience de soi, à la reconquête, à la rédemption, vers un âge d’homme.

CM

Bill Clegg, Portrait d’un fumeur de crack en jeune homme [Portrait of an Addict as a Young Man], traduit de l’anglais (États-Unis) par Laure Manceau, Éditions Jacqueline Chambon, 255 p., 21 €