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Billet de blog 26 mars 2009

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Littérature

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La Fabrique des jeunes gens tristes

Un soupçon de Bret Easton Ellis, de Trente Ans et des poussières, mais aussi d’Illusions perdues, de l’Education sentimentale, une dette avouée à Fitzgerald dès le titre, All the Sad Young Literary Men, (dé)calque de All the Sad Young Men (La Lie du bonheur)… La Fabrique des jeunes gens tristes, premier roman de Keith Gessen est un livre bilan, un roman choral, la mise en mots, ironique, d’un désastre générationnel.

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Un soupçon de Bret Easton Ellis, de Trente Ans et des poussières, mais aussi d’Illusions perdues, de l’Education sentimentale, une dette avouée à Fitzgerald dès le titre, All the Sad Young Literary Men, (dé)calque de All the Sad Young Men (La Lie du bonheur)… La Fabrique des jeunes gens tristes, premier roman de Keith Gessen est un livre bilan, un roman choral, la mise en mots, ironique, d’un désastre générationnel.

Trois jeunes gens, Sam, Keith et Mark, sont les narrateurs et protagonistes d’un roman qui mêle leurs écritures, leurs points de vue sur le monde, la politique, les femmes, le sexe, trois voix pour dire l’unité impossible sinon un immense désarroi historique et existentiel. Depuis Musset, c’est la même antienne, être né trop tard dans un monde trop vieux… en version américaine ici, la confession de trois enfants du siècle, trois facettes d’une même génération, celle du doute, des désillusions, du désenchantement et des incertitudes. Un mal du siècle qui ne serait plus le spleen mais la tristesse.

« Pourquoi on a fait ça ?

- Il le fallait, Souchok, dit Mark. On était tristes.

- On est tristes maintenant aussi.

- C’est vrai »

Le roman couvre une décennie environ, de 1998 à aujourd’hui, un moment de crise pour l’Histoire des USA comme du monde : ce sont les élections trafiquées de 2000, Bush, l’Irak, l’espoir démocrate ensuite, et le 11 septembre comme point de fuite du roman, si essentiel sans doute qu’il en devient manifestement absent, le conflit israélo-palestinien, les attentats suicides. Avec quelques gravures ou photographies qui viennent trouer le démarrage du texte romanesque, comme un rappel de la vérité des faits ou d’une philosophie de l’Histoire : Hegel, Lincoln, Monica Lewinsky, Bill Clinton et Al Gore.

Mais comme l’écrit Keith, dès les premières pages du roman, « il y a l’événement, qui ne fait que survenir, et son interprétation, qui n’en finit jamais ».

L’interprétation du monde, des faits, par une génération à l’image d’Aron, un ami de Sam, « thésard en dixième année, douteur de ses propres doutes » donne lieu à des « débats acharnés » et chaque personnage, trentenaire en devenir, se débat, à son tour, avec ses rêves, ses illusions, son quotidien. Avec sa place dans l’histoire, fantasmée, fictionnelle, réelle. Sa petite histoire dans la grande histoire. Se débat, enfin, avec ses échecs.

« Mais avant tout, Mark et Sacha et leurs amis s’inquiétaient pour l’histoire et pour eux-mêmes. Ils lisaient, écoutaient, écrivaient, discutaient. Qu’allait-il leur arriver ? Etaient-ils assez forts, assez bons, assez intelligents ? Etaient-ils assez durs, assez méchants, croyaient-ils assez en eux, et se serreraient-ils les coudes le moment venu, se diraient-ils la vérité en dépit de toutes les conséquences ? »

Ces jeunes gens tristes sont trois figures de l’impuissance : l’un, « paumé », fantasme sur la fille d’Al Gore – c’est son colocataire, Ferdinand, qui la met dans son lit – et écrit dans des journaux de gauche malgré son rapport désabusé à la politique (Keith) ; l’autre rêve d’écrire une grande épopée sioniste, touche une avance d’un éditeur, ne parvient pas à écrire, ne sait même pas ce qu’il pense vraiment (« toutes ses hypothétiques concessions lui venaient aussi facilement que l’eau glissant sur la roche. C’était la centième fois en un mois qu’il cédait Jésudalem-Est »), s’interroge sur les territoires occupés, l’Holocauste, se rend à Jénine pour tenter de comprendre et finir par rentrer aux Etats-Unis, sans jamais avoir réussi à comprendre le monde « comme il va », éternel Candide (Sam). Le dernier, Mark, tente de finir une thèse sur les mencheviks et accumule les déceptions sentimentales. Les trois se croisent de loin en loin, ont parfois une ex petite amie en partage, sont aimantés par New York, ville de tous les possibles. Tous trois se demandent ce qu’ils « fabriquent ».

La Fabrique des jeunes gens tristes est un roman du temps présent : celle d’une génération qui communique par e-mails, SMS et téléphones portables, vit sa sexualité en mode cyber, et, à l’image de Sam, calcule son degré de notoriété sur Google, « pour se voir confirmer qu’il existait encore » :

« Son Google rétrécissait. Cela participait d’une défaillance plus générale, peut-être, certainement, mais le voir quantifié… le voir numériquement confirmé… c’était cruel. C’était contrariant ».

Une génération perdue, sans repère. Comment être de gauche et croire encore en la démocratie quand les élections présidentielles se déroulent comme celles de 2000 ? Qu’est-ce qu’être Juif et comment maîtriser les enjeux d’un discours sur Israël ? Comment écrire quand tout sens semble perdu, quand l’inutilité gagne ?

La plume de Keith Gessen est féroce, acide. Son humour, sa causticité dégonflent les baudruches de l’Histoire et des personnalités. Ainsi Sam voudrait écrire « le grand roman sioniste » :

« Il avait besoin de démêler l’embrouillamini de confusion, de désinformation, de sensiblerie tribale et d’opportunisme politique qui caractérisait l’attitude des Juifs américains à l’égard d’Israël.

Mais d’abord il fallait qu’il consulte ses e-mails.

Personne – ni Juif ni Gentil – n’avait écrit, il se remit au boulot ».

Quittant la théorie (les études antérieures, les infos) pour le terrain, Sam décide de se rendre

à Jénine, il attend les chars, boit du Fanta et consulte ses mails et joue au ping-pong. Loin de l’image du Juif en quête d’identité ou de spiritualité, loin de l’intellectuel engagé : un « touriste ». Il signe, sur le terrain, l’échec de son projet d’une « épopée sioniste ». L’époque, sans doute, n’est-elle plus à l’épopée. Mais au roman morcelé, polyphonique, croisé, ironique. Le « quotidien » n’a plus de « structures », comme pouvait le démontrer Fernand Braudel, ironiquement convoqué à la page 171, on entre dans l’ère de la « microhistoire », de la « foire à la brocante ». A l’image de ce roman d’une génération « défaite », en « morceaux », qui symbolise toutes les autres, aussi, dit et redit le même désenchantement du monde, les espoirs et les petits arrangements, une immense banalité :

« Quand on est jeune, a dit alors Morris en regardant toujours par la fenêtre, le dos tourné, qu’on trace sa route, qu’on a la vie devant soi et que tout le monde nous veut du bien – personne n’a encore de raison de nous en vouloir – et qu’on regarde tous les autres mener leur vie de chien, on sait qu’on fera les choses différemment, on sait qu’on y arrivera, et on y arrive. On est plus gentil, plus doux, plus intelligent. Et puis un jour, on lève les yeux et on a accompli tout ce à quoi on aspirait mais, quelque part, on sait qu’on a oublié un détail : il s’est passé quelque chose en chemin et tout le monde a disparu, tout est différent, on regarde autour de soi et on constate qu’on mène la même vie de chien que tous ces autres idiots. Et voilà le résultat ».

Il s’est retourné et nous a souri courageusement ».

« Il y a tellement de choses que j’avais un temps pensé faire ! L’ennui c’est que, quand on est jeune, on n’en sait pas assez ; on nous ment constamment, de mille façons, si bien que les idées que l’on se fait du monde s’embrouillent : quand on imagine la vie qu’on veut mener, on imagine des choses qui n’existent pas. Si j’avais pu revenir en arrière et expliquer à mon plus jeune moi quels étaient les véritables choix, quelles seraient les véritables conséquences de certaines décisions, mon plus jeune moi aurait su quoi choisir. Mais à cette époque, je l’ignorais ; et maintenant, maintenant que je savais, j’avais l’esprit trop plein d’informations annexes inutiles, assujetties à des intérêts particuliers, et j’étais déboussolé ».

La Fabrique des jeunes gens tristes est le premier roman de Keith Gessen, contributeur régulier du New Yorker et du New York Times, l’un des fondateurs de la revue littéraire n+1, qui mêle critique littéraire, analyse politique et fiction. A l’image de ce texte, portrait d’une gauche américaine perdue, avant l’espoir Obama qui se profile dans les dernières pages, entre satire et mélancolie, humour mordant et ennui. Un auteur à suivre, indéniablement.

CM

Keith Gessen, La Fabrique des jeunes gens tristes [All the Sad Young Literary Men], trad. de l’anglais (USA) par Stéphane Roques, L’Olivier, 301 p., 22 €.