Dans Appelez-moi par mon prénom, Nina Bouraoui tissait une série de métaphores qui toutes pourraient définir son dernier roman, Nos Baisers sont des adieux: les mots comme des « missives », l’écriture comme désir et égarement, dérive, occupation (à la fois invasion et quotidien)...
les mots de l’amour en tant que «confession», l’œuvre comme un «édifice» qui s’élève de roman en roman, chacun venant recouvrir l’autre, lui donner un sens nouveau et l’invention d’une voix qui ne soit ni celle des «regrets » ni celle des «souvenirs» mais celle d’une présence, à soi, à l’autre, à l’espace et au temps.
Là réside l’espace-temps, la voix, si particuliers, intimes et universels, de Nos Baisers sont des adieux. Un roman qui est un journal de lieux, d’êtres, de dates, une liste d’images, d’œuvres, d’hommes, de femmes qui ont construit l’écrivain et la femme Nina Bouraoui. D’Alger à Paris, de Berlin à Zurich, de 1972 à 2009, elle nous offre un tissu, une toile, le livre d’une « géographie intime, la géographie des sentiments » :
« Le désir n’est pas isolé. Il est multiple et secret. Il est par les autres et pour les autres.
Je me suis raccordée aux hommes, aux femmes, aux objets et aux images qui ont construit la personne que je suis ».
Ce récit de soi s’écrit dans un indicible paradoxal, un bruissement de la langue : comment dire la jouissance, le plaisir, l’extase, l’attirance, le vertige mais aussi leurs envers, le dégoût, l’ennui, le désamour. A chaque page, un texte lié à un nom et une date, plus ou moins court, chacun venant s’accorder au précédent comme au suivant, construisant le roman comme une chambre d’échos et de correspondances :
« A chaque fois, je me demandais s’il était possible d’en faire le récit, s’il existait des mots, une narration du plaisir, ou si la jouissance échappait au langage parce qu’elle était un abandon de tout ».
Nina Bouraoui, comme dans chacun de ses textes, s’abandonne en effet, ouvre à l’intime, à son essence profondément singulière et paradoxalement universelle. Elle dit un désir du livre, ceux jamais écrits, ceux déjà présents, ceux à venir, certaines images obsessionnelles de son œuvre – comme celle de cette main piquée d’aiguilles vue à la galerie Yvon-Lambert, déjà présente dans Appelez-moi par mon prénom –, s’offre avec indécence et pudeur, se cherche, dans l’art (Tracy Emin, Egon Schiele, Oleg Kulik, Nan Goldin, toujours), dans les mots des autres (Guibert, Faulkner), dans le monde.
Tout s’ouvre comme se déploie le livre.
« Je pensais au poids de mon corps sur la terre, puis aux autres corps qui marchaient en même temps que moi, à tous nos souffles, je pensais aux voix qui pouvaient se répondre, je pensais aux mains qui pouvaient se saisir et former un pont entre les pays et les continents, un pont imaginaire entre les récifs et les côtes et puis je pensais à toutes les possibilités amoureuses, à toutes les histoires... »
Des pages entières célèbrent une forme de cosmogonie, une osmose avec la mer, le ciel, les éléments fondamentaux. Les villes, les lieux, les personnes sont des « organismes », formant un ensemble, le parcours d’une vie comme du roman, « dans tous les mouvements de l’existence qui étaient aussi les mouvements de l’amour ».
Ce livre est un trouble, fascinant, venant dire un pluriel, une féminité fondatrice, un écho immense, une recherche du désir, de la mémoire faisant de Nos Baisers sont des adieux, une carte du Tendre qui entre en écho avec les expériences du lecteur, ses propres sensations, enfouies, auxquelles Nina Bouraoui donne images et mots. Le plaisir est un « savoir », dont l’écrivain explore les reliefs comme les failles. De même que le désir est « un destin ». Un « état d’origine » comme un à venir, au gré des rencontres, des croisements, des êtres. Une manière de comprendre « combien on était multiple à l’intérieur de nous-mêmes ».
« Nos baisers ressemblaient souvent à des adieux » écrit Nina de Sasha (Paris, 2009), l’ultime amour devient titre, creuset du livre tout entier, Sasha (r)appelle Esther, Zhor, Sami, Nathalie, Karen, Diana, tous et toutes images du désir, de soi et de l’Autre, que l’écriture invente et crée, retrouve, car elle est trace, vivante et sensible, sensuelle. « Multiple et changeante », dans ce livre kaléidoscope, qui parvient, miraculeusement, à saisir l’instant.
« La foule, Paris, 2009
Place de l’Hôtel-de-Ville, je pensais que chacun avait une histoire, et que toutes ces histoires marchaient ensemble, toutes les joies et toutes les peines, tous les deuils et toutes les naissances, toutes les séparations et toutes les rencontres, je me disais que nous nous amusions et que nous souffrions tous de la même façon et que tous ces sentiments, l’un à côté de l’autre, se répondaient, sans que nous le sachions, que toutes les ondes formaient des dessins invisibles, que nous marchions l’un avec l’autre, que la solitude n’était qu’une vue de l’esprit ».
L’écriture de Nina Bouraoui est tournée vers l’autre, elle est échange et partage, désir commun, profondément intime et troublante. Cet « édifice amoureux », celui qui a construit l’écrivain, est aussi le nôtre, quels que soient nos désirs ou nos attirances. Et ce qui se dit, ici, est enfin un « désir du livre aussi fort que le désir que j’aurais pu éprouver pour une personne ». Nos baisers sont des adieux est un Mon cœur mis à nu, « mon cœur devenait un espace en soi », le mien, le vôtre.
CMNina Bouraoui, Nos baisers sont des adieux, Stock, 224 p., 18 €.
Prolonger :
Avant les hommes, Stock et Folio, Critique du livre dans l'édition Les Mains dans les Poches
Appelez-moi par mon prénom, Stock et Folio, Critique du livre dans l'édition Les Mains dans les Poches et interview par Sylvain Bourmeau, en août 2008.