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Billet de blog 27 novembre 2011

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Gao Xingjian: Art et Féminité

Il n'est guère simple de se procurer Ballade nocturne, le dernier texte publié par le prix Nobel 2000 de littérature Gao Xingjian. Car il ne s'agit pas d'un roman mais d'un texte théâtral et l'éditeur n'est pas français. Non seulement ça, l'éditeur n'est pas français, mais le texte lui-même paraît en traduction anglaise avec le texte en français joint sous forme de livret à l'intérieur du livre...

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Il n'est guère simple de se procurer Ballade nocturne, le dernier texte publié par le prix Nobel 2000 de littérature Gao Xingjian. Car il ne s'agit pas d'un roman mais d'un texte théâtral et l'éditeur n'est pas français. Non seulement ça, l'éditeur n'est pas français, mais le texte lui-même paraît en traduction anglaise avec le texte en français joint sous forme de livret à l'intérieur du livre...

Gao écrit directement en français depuis vingt ans, changeant de langue d'écriture comme tant d'autres auteurs émigrés avant lui : Beckett, Ionesco... Kundera. On peut lire ainsi son dernier texte en anglais comme étant l'editio princeps, un peu comme l'espagnol était la langue de la première publication du roman L'Ignorance de Kundera. On le voit, ces deux auteurs ne font pas de leur langue d'écriture la condition d'existence de leur littérature, ils se situent dans une position universelle, polyglotte, sans laisser pour autant libre cours aux traducteurs de « trahir » leur pensée.

Le dernier texte de Gao est théâtral sans l'être toutefois pour autant vraiment. Il est indiqué qu'il s'agit en fait d'un « Livret pour un spectacle de danse ». Il s'agit essentiellement d'un monologue bien que le texte soit livré à deux « personnages » joués par une seule actrice. Le texte est court mais c'est aussi un des plus intenses que l'auteur ait produit. Il y a elle et la comédienne, mais aussi une « danseuse mélancolique » et une « danseuse dynamique ». Un seul homme en scène : un musicien, qui ne s'exprime aucunement à la différence des deux danseuses. elle parle pour l'essentiel en son nom, donc à la première personne du singulier, et la comedienne parle à la troisième personne puisqu'elle interprète cette femme. Le pronom personnel qui revient souvent également dans la bouche du personnage principal est « vous », et là il s'agit selon l'auteur d'un public masculin. C'est donc une femme qui s'adresse en partie à des hommes.

Gao avait déjà écrit une pièce mettant en scène une femme seule, souffrante, fragile et violente : Au bord de la vie (éditions Lansman, 1991). Ballade nocturne en est en quelque sorte un prolongement. Dans l'introduction, la traductrice Claire Conceison rapporte des paroles de l'auteur lors d'un entretien concernant le propos général de son texte : I think if a new ideology is to emerge in this [21] century, it should originate with woman's perspective ; elle ajoute : those who have read the play and attended staged readings have spoken of it as a ‘woman's manifesto' and ‘homage to woman', terms that Gao finds fitting. Pourtant, quand on lit ce texte, on éprouve des sentiments ambivalents car l'hommage aux femmes n'est pas pleinement à leur avantage, moins encore à l'avantage du féminisme en général.

En effet, cette femme seule qui déambule clame ouvertement la guerre en s'adressant à ce « vous » masculin, cela monte crescendo jusqu'aux deux tiers du discours pour redescendre dans une solitude froide et effrayante. Quelle est cette féminité décrite par l'auteur sino-français ? il s'agit d'une féminité essentialiste, basée sur la nature, cette nature de la femme-mère mise en avant par les nouveaux courants du féminisme : Que la raison soit à l'homme, afin qu'il obtienne un fondement à son être. Quant à la femme, tout est là, dans sa propre nature (...) Avant que l'homme ait besoin d'une croyance, la femme avait déjà le don de ses sens. Pas la peine de fabriquer quoi que ce soit, justice, morale ou devoir, ainsi que des leçons quelconques, c'est elle qui donne la vie au monde.

Ainsi, le « manifeste féminin » apparaît dans une lecture au second degré comme étant également un texte à charge, car comment comprendre autrement nombre de passages énigmatiques : Quand les hommes font leurs sales guerres, les femmes n'épargnent pas l'amour. Lorsqu'ils écrasent la vie, elles la recréent toujours. Adieu, femmes victimes, Et voilà notre pouvoir ! Et même si c'est au nom de l'amour, elle mène cette guerre des sexes, au point d'embrasser le vide après lorsqu'elle est en quête d'un baiser : Mais la vie de tous les jours n'a pas de spectacle à voir... c'est à chacun sa solitude. Celle qui ne la supporte pas avale toute seule son mal. À la fin de la déambulation, elle est seule et semble mourir, tombant d'un toit - accident ou suicide ? - et, même s'il y a une renaissance, la comedienne conclut : Elle, après s'être abreuvée de café au lait au petit-déjeuner, ne vivra pas plus que d'autres de sa propre nature. Et bientôt, elle sera assimilée à la houle de la foule, comme une ombre en plein jour, en songe. Étrange destinée humaine... que rend particulièrement touchante le regard incisif et plein de compassion, au sens noble du terme, de l'auteur.

Avec ce texte, Gao se trouve au carrefour du théâtre, de la danse et de la poésie :

C'est ainsi que les mots sont venus

les mâcher et goûter,

comme de multiples pilules à avaler,

pour se soigner, se démolir,

se reconstituer et se tuer.

Il n'est plus l'heure pour lui d'écrire des romans - mais La Montagne de l'âme et Le Livre d'un homme seul étaient très autobiographiques -, il s'inscrit dans un processus de création total. C'est pourquoi le livre est admirablement illustré par les œuvres picturales de l'auteur même, car Gao est aussi un grand peintre, donc, un artiste au sens fort du terme.

Gao Xingjian, Ballade Nocturne, (The Cahiers Series 13) Sylph Editions, Londres, 2010, 37 p. [texte en anglais + livret en français, 16 p.], 12 €.

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