
Figures du désir, si joliment sous-titré Pour une critique amoureuse, comme un programme, une évidence et une nécessité, est le dernier ouvrage publié par Jacques Dubois.
Nombre d'entre vous le connaissent pour le lire, régulièrement, dans ce Bookclub qu'il anime et nourrit de ses critiques. D'autres, aussi nombreux, le savent également professeur à l'Université de Liège, spécialiste respecté et reconnu du roman français des XIXè et XXè siècles, auteur de nombreux essais qui ont fait date (sur Proust, les romanciers du réel ou Stendhal), référence internationale sur l'œuvre de Simenon (et éditeur de trois volumes de ses romans, avec Benoît Denis, dans la Pléiade).
Pour qui connaît plus personnellement Jacques, nul doute que sa modestie et sa discrétion souffriront du paragraphe précédent. Tant pis. Il est des vérités qu'il est bon de rappeler, comme celles sur Marie, second essai de ce recueil de figures aimées, la Marie de Jean-Philippe Toussaint, « naïade de style » d'une sublime trilogie (Faire l'amour, Fuir, La Vérité sur Marie).
Quand lire c'est être. Titre retenu par Jacques Dubois pour sa dernière critique en date, il y a deux jours, consacrée à l'essai de Marielle Macé, Façons de lire, Manières d'être. Comme un autoportrait en creux, un Portrait du critique en lecteur : «Lisant les écrivains, nous nous définissons, nous devenons nous-mêmes ; mieux, nous stylisons notre vie de sujet singulier». Tout un programme. Celui d'une critique amoureuse, définie, théorisée et revendiquée. Lire, c'est vivre, c'est être, et pas seulement par procuration ou projection.
Comment lit un critique? C'est à cette question, qui n'est simple qu'en apparence, que répond Jacques Dubois, avec malice et érudition, culture et plaisir. Lire n'est pas un «comportement banal» mais métamorphose le lecteur en un «rêveur» ou même un drogué, usant du texte comme d'un «stimulant» ou d'un «excitant». Au sens de Thomas de Quincey, sans aucun doute. Le lecteur amoureux «fait corps», va et vient de la fiction à son propre imaginaire, laisser entrer le texte en lui : «Cette lecture active est lecture de désir, réplique elle-même du désir de création qui porte la fiction».

Quels personnages ont pu susciter ce désir chez Jacques Dubois ? Il en élit neuf, chiffre impair comme la « musique avant toute chose », neuf chiffre de la modernité, de la germination : Albertine, Valérie, Marie, Séverine, Anna, Augustine, Marie-Noire, Christine mais aussi un «Charlus/Saint-Loup avec les hommes». L'essai se fait recueil, au sens de bouquet comme de collection, avancée du désir de textes en textes, Balzac, Toussaint, Zola, Simenon, Stendhal, Aragon, Angot, et Proust, qui ouvre et ferme ces Figures du désir, comme un cercle vicieux. Parce que ce lecteur amoureux est aussi un fétichiste, il compulse et compile, anime des correspondances, transmet sa fascination. Mais aussi parce qu'Albertine, Jacques Dubois le confesse en fin de volume, «a marqué mon existence de critique amoureux», figure «spectrale» qui traverse une vie, se renouvelle à chaque lecture. Car il est des préférées, d'autres aimées alors qu'elles ne sont pas son «genre» (au sens romanesque mais aussi «sexuel» du terme), d'autres longtemps délaissées et enfin comprises.
Jacques Dubois amoureux rend amoureux de ces personnages (dont il regrette le masculin grammatical obligé), transmet sa si belle manière de se «maintenir en vie dans le désir» mais aussi de parfois achever les non-dits et silence des textes, liaisons dangereuses le plus souvent, qui emportent, déportent, font voir ailleurs et autrement, pour toujours revenir à l'unique, à laquelle est dédié le livre : M.
Jacques Dubois, Figures du désir, Pour une critique amoureuse, Les Impressions Nouvelles, « Réflexions faites », 2011, 207 p., 18 €
Préface
1. Albertine plus vive que morte (Albertine Simonet, qui vient de mourir) - Marcel Proust, Albertine disparue
2. Marie naïade de style (Marie de Montalte, styliste et maîtresse du narrateur) - Jean-Philippe Toussaint, Faire l'amour, Fuir et La Vérité sur Marie
3. Valérie femme comme il en faudrait (Valérie Marneffe, petite bourgeoise devenue courtisane) - Honoré de Balzac, La cousine Bette
4. L'autre Christine via Charly (Christine, narratrice des deux romans) - Christine Angot, Le marché des amants et Les Petits
5. Séverine Méduse ménagère (Séverine Roubaud, maîtresse de Jacques Lantier) - Émile Zola, La Bête humaine
6. Anna agent du Komintern (Anna Kupper, réfugiée politique, fuyant l'invasion allemande) - Georges Simenon, Le Train
7. Augustine maîtresse vacante (Augustine Grandet, bourgeoise riche et ambitieuse) - Stendhal, Lucien Leuwen
8. Marie-Noire petite fille moderne (Marie Noire, dite Marie-Noire, jeune fille de 1965) - Louis Aragon, Blanche ou l'oubli
9. Charlus/Saint-Loup avec les hommes (Baron de Charlus et Robert de Saint-Loup, aristos et homosexuels) - Marcel Proust, Le temps retrouvé
Le mot de la fin