Paul Fournel, «en manque d’Amérique»
- 28 oct. 2013
- Par Christine Marcandier
- Édition : Bookclub
Jason Murphy, dernier roman de Paul Fournel, oulipien notoire, est un hommage à la Beat Generation, Kerouac, Ginsberg, une variation sur l’Amérique, à travers un oublié de l’histoire littéraire, Murphy, le « plus secret, plus mal connu, un peu à la marge ».
L’histoire excède son seul récit : plusieurs personnages sont en quête d’une œuvre originale de Jason Murphy, le scroll (« rouleau ») qui aurait inspiré le fameux Sur la route de Kerouac. Le professeur Marc Chantier, Madeleine son étudiante, des éditeurs, Stern, tous cherchent ce centre absent du roman de Paul Fournel. "Centre absent", la formulation est volontairement fausse, de fait le rouleau est présent dès le premier chapitre, comme le note tout lecteur attentif. Mais il ne cesse d’échapper aux personnages du livre, Graal toujours renouvelé comme les « rouleaux » du Pacifique, fantasme sans cesse revivifié comme toutes ces images que fait naître l’Amérique.
Mais qui est ce Jason Murphy, poète oublié, dont Paul Fournel réhabilite la mémoire, cite et traduit des vers ? Qu’est-il devenu ? Pourquoi l’histoire littéraire a-t-elle choisi de l’oublier ? Pourquoi lui a-t-elle préféré Kerouac, auquel rêvent « toutes les filles du monde — toutes celles qui ont un cul pour baiser, des yeux pour lire et une tête pour penser » ou Ginsberg ? Est-il même un bon écrivain ?

Le lecteur est perplexe : pourquoi n’a-t-il jamais entendu parler de « oncle d’Amérique », précurseur du scroll, inspirateur de Pink Floyd, et « plagiaire par anticipation de l’Oulipo », ami des plus (re)connus Ginsberg et Kerouac, proche de Lauwrence Ferlinghetti et du groupe de San Francisco autour de City Light? Le lecteur doute, cherche sur la toile, découvre une fiche Wikipedia qui reprend les principaux titres de ce grand absent.

Les titres s’additionnent : One more (plaquette de 68), Flying high, Petting with death, des articles universitaires sur son œuvre. L’œuvre prend vie, s’expose dans le roman, en version originale et traduction en notes, faisant de Jason Murphy le miroir de Sailing Shoes, cet « étrange mélange de poèmes et de récits en prose, comme si Ginsberg se mélangeait à Kerouac ».
Mais qui est cet auteur supposé ? Est-il comme Louise Labé sur laquelle travaille Christophe, le petit ami de Madeleine, de ces auteurs dont l’œuvre repose sur une mystification ? Est-ce le lecteur qui, par son étude des textes, son imaginaire de l’auteur, crée une figure d’écrivain ? De même que le fameux « Sommer of Love » de 1967 est un mythe et une construction. De l’Histoire à l’histoire, tous deux récits.

La littérature est un « comme si », son invention est un réel, mise en perspective d’un imaginaire du texte, comme nous l’explique Paul Fournel qui revient pour Mediapart sur l’aventure d’un auteur :
(Pour voir la vidéo en grand format et non dans cet involontaire cinémascope, cliquez ici)
Désormais Jason Murphy existe, dans le très beau roman de Paul Fournel, la contrainte est une liberté, le faux un vrai, récit de tous nos fantasmes de la littérature, palimpseste de ses supports (du livre à Wiki en passant par le rouleau et nos imaginaires).
Paul Fournel, Jason Murphy, P.O.L., 192 p., 16 €
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