
Dans un entretien pour Mediapart, Justin Torres évoque son admiration pour Stuart Dybek, un auteur dont il regrette qu’il ne soit pas plus connu en France. L’occasion rêvée d’évoquer l’œuvre de cet écrivain, né à Chicago en 1942, dans une famille d’origine polonaise. L’écrivain a fait de Chicago le territoire quotidien, populaire, d’un extra-ordinaire, la ville des flux migratoires.
Stuart Dybek dit écrire en musique, y trouvant des ruptures de rythme qui cadencent aussi ses textes. Il s’inspire de ses souvenirs, les travaillant pour atteindre une forme de sur-réalisme, puisant dans ses pulsions intimes un matériau universel. Autant de manières (qu’évoque Stuart Dybek dans cet entretien) qui influencent Justin Torres dans Vie animale, au-delà du thème de l’enfance, moins sujet qu’objet d’ailleurs (Childhood and Other Neighborhoods, 1980).
Deux textes de Stuart Dybek sont disponibles en France : L’Histoire de la brume, publié en 2008 chez Siloë, une traduction qui n’est pas directement celle de The Story of Mist (1993), comme l’explique Philippe Biget dans sa préface, puisque « plusieurs textes ont été remaniés ou ajoutés ». Et Les Quais de Chicago, traduit et présenté par Philippe Biget toujours, chez Finitude (2008).
Comme l’écrivait Raphaëlle Leyris, citée en quatrième de couverture de L'Histoire de la brume (Siloë, 2008), « ce qui compte (chez Dybek) est l’art de faire revivre ce qui, songe ou réalité, a forgé un individu, creusé sa personnalité, fait naître ses révoltes et aiguisé sa sensibilité ». Une phrase qui pourrait convenir à Vie animale de Justin Torres (L’Olivier, 2012). Une phrase qui souligne l’importance de la mémoire dans l’œuvre de Dybek, le lien essentiel entre réalisme et rêve, songes et territoires urbains, en écho aux mots d’Antonio Machado cités en exergue des Quais de Chicago, « De toute la mémoire, seul vaut le don précieux d’évoquer les rêves ».
L’œuvre de Stuart Dybek est composée d’un roman (I sailed with Magellan, 2003) et majoritairement de textes courts, nouvelles, poèmes en prose ou versifiés — Brack Knuckles (1979), Streets in Their Own Ink (2004) —, de fragments d’une densité rare. Chacun existe en lui-même. Mais le lecteur peut recomposer des fils entre les histoires, se faire chambre d’écho, être cette « maison où une vie antérieure attend patiemment sa présence comme un rêve attend un rêveur, un banc d’église quelqu’un qui vient y prier. » (Brouillard, dans Histoire de la brume).

Une couleur (et musique) de brume présente dans les quatorze nouvelles qui composent Les Quais de Chicago et ce dès l’incipit du recueil (Rue Farwell) : « ce soir, sous un crachin tenace, les réverbères ressemblent à des entonnoirs lumineux collectant la pluie qui s’y consume en un halo de brouillard ». Des rues, des immeubles, Chopin en hiver, photos, voix et « phares » composent un portrait urbain et humain, un Chicago méconnu, différent, celui du sport de quartier, des zones insalubres (Official Blight Areas), de la fascination adolescente pour le rock’n’roll (et les paroles de Deejo plus que « son talent de guitariste »), des chats errants et des Oiseaux de nuit, du lait concentré Pet Milk et des émissions de radio.

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L’Histoire de la brume, bref recueil de textes tout aussi lapidaires, proses poétiques intenses, pourrait être lu comme la signature d’une œuvre : brume, blizzard, « flocons lourds et humides », brouillard ne sont pas seulement des éléments météorologiques mais une esthétique, celle de l’entre-deux. Cracovie et Chicago — dès le premier texte, Nombril —, ondoiement, synesthésies (« l’air fredonnait »), concentration sur des détails ou des « instants », scènes d’enfance (l’irrésistible et ironique Confession), légendes, baisers.
L’ensemble est à l’image du « labyrinthe de pistes chatoyantes » de l’Ange noir, un réseau, un tissu, des « traverses ». « Qui donc nous avait laissé tout cela à découvrir ? »
« Tout cela », des éclats de prose, émouvants, tendus, souvent drôles, comme l'illustre Une rançon, vignette ou nouvelle ici reproduite en intégralité :
« Une rançon
Un jour, à l’université, alors que j’étais fauché et désespéré, je me suis kidnappé moi-même.
Des demandes de rançons furent adressées à toutes les parties concernées. Plus tard j’ai envoyé des cheveux et des coupures d’ongle.
C’est avec insistance qu’elles ont réclamé une oreille ».
Stuart Dybek, Les Quais de Chicago, traduit par Philippe Biget, Editions Finitude, 2007, 223 p., 17 €
Stuart Dybek, L’Histoire de la brune, traduit par Philippe Biget, Editions Siloë, 2008, 63 p., 10 €
Ici, sur le site The Poetry Foundation, 15 poèmes et un article de Stuart Dybek
Bibliographie :
Brass Knuckles, 1979.
Childhood and other Neighborhoods, 1980.
The coast of Chicago, 1990.
The story of mist, 1993.
I sailed with Magellan, 2003.
Streets in their own ink, 2004.
En 1985, Stuart Dybek a obtenu le prestigieux prix O’Henry, qui avait distingué avant lui William Faulkner, Truman Capote, John Updike, Joyce Carol Oates ou Raymond Carver, pour la nouvelle Glace chaude publiée dans Les Quais de Chicago.